E-conoclaste pédagogie
Le pire sans doute,
dans cette affaire de pédagogie contestable, c’est que les médias se sont
emparés de l’affaire pour relayer les faits sans autre forme de procès. Aucune
mise en perspective, aucun engagement éditorial pour mettre en cause ce que,
comme parents à tout le moins, on trouverait inacceptable. Sauf que, justement,
beaucoup de parents (dont on nous révèle qu’ils seraient plus de 45 % à
espionner leurs enfants sur leur pratique web)
cautionneraient peut-être cette pratique faute de s’engager personnellement
dans une vraie relation de confiance.
Loys Bonod, prof de lettres du
lycée Chaptal de Paris, ne s’en cache pas, « il a tendu sa Toile, a
« pourri » le web pour
piéger ses élèves et y a même pris un certain plaisir ».
Sa « petite expérience amusante »
a fait rougir (de honte) ses élèves, lesquels conclut-il « n’ont
pas la maturité suffisante pour utiliser le numérique, […] une technologie dont
on tirera profit à condition d’avoir formé son esprit sans elle ! »
« Il a truffé la toile
d’informations erronées et plus
de trois quarts sont tombés dans le panneau » reprendra La Nouvelle République, qualifiant les élèves (et non le
professeur !) de « fraudeurs ».
La finalité avouée, on le lui
accordera, était peut-être louable : conduire les élèves vers plus
d’autonomie, l’expression d’une pensée personnelle, une plus grande confiance
en soi. Dénoncer aussi les sites qui vendent des corrigés de devoirs. Mais pour
se faire, il a choisi de trafiquer des sites, de publier des âneries et a, de
ce fait, introduit le soupçon dans la relation pédagogique.
L’enseignant
qui se targue aujourd’hui d’avoir acquis par ce stratagème une belle réputation
dans son lycée, a bénéficié largement d’interviews dans les médias. A
Libération, il confie assez paradoxalement ce constat sur la profession
enseignante : « «Je ne suis plus professeur, je suis devenu
détecteur de fraudes. C'est une rupture de confiance entre le professeur et
l'élève qui est très triste», a-t-il ajouté, tout en précisant qu'il ne
voulait pas stigmatiser les élèves mais plutôt montrer qu'il faut «une
éducation à internet»
(NDLR : se rend-t-il compte qu’il a joué à l’arrosé arroseur et de quelle
Education aux Médias parle-t-il ?). Au Nouvel Obs, il confie :
« Il faut simplement que les élèves apprennent à travailler seuls sur
les épreuves qui le nécessitent. On n’a pas besoin de travailler à plusieurs
sur un commentaire de texte. Je n’ai absolument aucune hostilité vis-à-vis du
web, je tiens une fois de plus à le préciser. D’ailleurs, j’admets sans
problème ne pas avoir respecté la charte de Wikipédia mais il faut aussi
reconnaître que cet instrument a ses limites, et que même pendant de courts
instants, chacun peut y poster ce qu’il veut. Le travail collaboratif en ligne
doit aussi pouvoir être critiqué, comme n’importe quel autre type de
travail ».
Sans
doute les médias ont-ils été en phase avec cette intention, eux qui la plupart
du temps, se sont contentés de paraphraser la prose de l’enseignant parue sur
le site de Rue89… reprenant en quasi copié/collé les mots mêmes de la
conclusion du prof e-conoclaste… sans autre positionnement personnel, le plus
souvent ! (Les journalistes devraient-ils aussi être formés à l’expression
d’une pensée personnelle ?)
Si
bien que ce n’est que dans le monde de la pédagogie éveillé à l’usage des Tices
que le procédé a finalement été débattu et critiqué,
encensé par les uns et mis à mal par les autres. Il ne s’agira pas ici de
rendre compte paritairement des propos respectifs, mais bien de prendre parti
en élargissant le présent cas d’école à l’examen de l’option pédagogique qui la
sous-tend. Plusieurs procédés sont mis en œuvre dans cette expérience.
Evoquons-en quelques uns et prenons-en la mesure pédagogique… en n’éludant pas
la dimension éthique.
Le
premier et le plus déstabilisant, c’est le piège tendu dans le cadre de la
relation de confiance que l’enseignant se doit d’avoir avec ses élèves. Peut-on apprendre de
quelqu’un dont, par ailleurs, on devrait se méfier. L’éducateur (prof, mais
aussi parent) n’est-il pas celui auprès de qui trouver refuge et
compréhension ? Comment se mettre à l’école de quelqu’un s’il transgresse
lui-même les règles ? Y a-t-il une différence entre le présent procédé et
la distribution en classe de syllabi qui contiendraient volontairement des
erreurs… à charge de l’élève de recouper avec d’autres sources pour se faire un
avis définitif ? Damien Babet,
enseignant, est encore plus explicite quand il compare le geste de Loys Bonod à
celui d’un « président qui financerait des attentats pour se
faire réélire, un magazine qui publierait de faux articles pour critiquer la
presse, des parents qui frapperaient leurs enfants pour leur apprendre la
vie ».
« Pourriture pédagogique » conclut-il.
Jusqu’où
la mystification est-elle à l’œuvre ? C’est la question que se pose Cyrille
Borme
depuis qu’il a reçu sur son blog des commentaires d’élèves de Bonod, suite à la
désapprobation qu’il publiait sur toute l’affaire. Si L.B. a pourri le we, on
est en droit de se demander légitimement s’il n’est pas aussi capable de
« se faire passer pour ses élèves pour donner du grain à moudre à son
idéologie ».
C’est en ce sens que s’exprime Debianeux, en commentaire : « Pourrisseur
un jour, pourrisseur toujours. Utiliser de mauvaises méthodes pour en dénoncer
d'autres n'est, selon moi, pas la bonne solution. Et dans ce cas-ci, c'est
l'enseignement (et sa crédibilité) qui en paie hélas le lourd tribut... » . On lira avec grand
intérêt, tout au long des commentaires postés en contrebas, la débâcle
d’incrédulités engendrée par cette mystification qui se voulait
pédagogique. Les élèves de Loys
Bonod viendraient à son secours… Mais est-ce bien eux qui s’expriment ?
Lamentable d’arriver à un tel degré de suspicion mais inévitable
finalement !
Il
y a aussi la détérioration d’un fonds documentaire accessible et utile par
ailleurs à d’autres utilisateurs non concernés par « l’expérience amusante ».
Eric Delcroix maître de
conférence à Lille III s’en émeut. Son analyse est critique : selon lui, « c’est
plutôt Loys Bonod qui n’a pas la maturité pour utiliser le numérique en
classe ».
On peut y voir un écho du ton caustique de cette affiche placardée dans sa
classe par un collègue canadien (l’anecdote est-elle vérifiable ?) et qui
disait « Si un enseignant a peur d’être remplacé par des machines… c’est
qu’il mérite de l’être ! » Le ton du pédagogue lillois est virulent
et son diagnostic définitif quand il interpelle le praticien parisien :
« Si vous avez besoin de tenter de prouver que les professeurs peuvent
parfois maîtriser les nouvelles technologies aussi bien qu’eux, voire mieux
qu’eux, moi j’aime parfois que les jeunes me prouvent qu’ils sont meilleurs que
moi dans les nouvelles technologies ».
Car
on le comprend, c’est du positionnement pédagogique dont il est question,
bien au delà de l’anecdote « amusante » de terrain. Yann, enseignant
de Bar sur Aude (Troyes) sur son blog pédagogique « Ralentir Travaux »
est très clair : « Et plus je lisais cet article, plus je me
disais que je faisais exactement le contraire. Depuis cinq ans, je m’efforce de
nourrir internet, d’y apporter tout ce qui permettrait à mes élèves
d’apprendre, de comprendre, de se documenter, d’obtenir de l’aide, de
s’entraîner, de réfléchir, etc. Ma démarche est exactement l’inverse de celle
prônée par l’auteur de cet article. Je veux que mes élèves n’aient pas à
s’inscrire ni à payer pour obtenir une information qui plus est erronée. Je
veux que mes élèves sachent où chercher, raison pourquoi je mets tous les liens
des sites qui me semblent fiables. Je veux que mes élèves puissent me contacter
dès qu’ils achoppent sur une notion, qu’ils puissent retrouver tous mes cours,
faire des exercices, etc. Tout cela s’appelle Ralentir travaux, et certainement
pas Pourriture du web. »
Combien
de temps passé
à la construction de ces ressources fallacieuses aussi, qui aurait pu
être consacré à l’apprentissage technologique dans un tout autre état
d’esprit ? Car l’investissement réclamé par cette stratégie maléfique est
conséquent, on s’en rend compte à la lecture des 5 étapes suivies pour tisser
cette supercherie. Si l’intention était véritablement de montrer combien il est
facile d’investir le web pour y publier n’importe quoi et manipuler les
esprits, il aurait alors pu y réfléchir AVEC ses élèves et non CONTRE eux. Il
aurait pu montrer en classe comme il est de fait aisé d’écrire dans Wikipédia…
mais éveiller alors en même temps à la responsabilité éditoriale, à l’honnêteté
intellectuelle, au nécessaire consensus à atteindre dans la formulation d’un
savoir collectivement construit. De vraies valeurs éducatives, en somme. Et
s’il estimait devoir montrer l’aisance du vandalisme (car c’est bien de cela
qu’on parle) il aurait pu, par le fait, même éduquer à la probité
intellectuelle. Caviarder une source en ligne ?... on peut même imaginer
s’y essayer, à titre d’exercice… mais l’éthique eut alors réclamé que l’on ne
passe jamais de la prévisualisation à la publication. On peut semblablement
travailler le thème de la rumeur, bien présente sur le net, s’en approprier les
caractéristiques qui en font un genre littéraire à part entière, en fonder une
typologie qui les classe selon les thèmes, les frayeurs, les publics, les gains
supposés… on peut même demander à titre d’évaluation, d’en composer une qui
réponde à toutes ses codes…
Un travail finalement très formateur pour le jeune internaute qui est bombardé
de ces spams à longueur d’année et qui doit apprendre la mise à distance
critique. Mais, on l’aura compris : pas question de disséminer ensuite sa
créativité sur les réseaux et d’y discréditer toutes les productions réfléchies
qui sont l’œuvre de rédacteurs plus consciencieux !
Si le passage à l’acte a été
consenti, c’est aussi parce que l’enseignant a pour les médias modernes une
piètre considération. Il dit :
« Pour ce qui est de ma discipline, les lettres, après avoir pesé le
pour (peu d'avantages) et le contre (d'immenses inconvénients), c'est avec
lucidité que je me suis forgé ma propre conviction : il faut entrer dans le web
le plus tard possible. A mon sens l'éducation au web n'est pas nécessaire :
nous en sommes, nous les autodidactes du numérique qui appartenons aux
générations précédentes, les meilleurs exemples ».
La vraie culture, la vraie
éducation, serait donc affaire d’enseignement scolaire… le reste viendrait de
surcroît et ne contiendrait que très peu de choses intéressantes. Comme le
reprend Yann –déjà cité- : « l’école serait l’opposée d’internet,
l’école émancipe tandis qu’internet asservit ». Cette posture intellectuelle nie, sans mesure aucune, la nature des
communications qui s’établissent aujourd’hui à l’aide des réseaux. Tout en
rappelant que le net n’est qu’un outil, un vecteur au service de la relation
que l’on veut bien lui faire jouer, il y a lieu d’identifier toutes les
nouvelles stratégies de mises en situation d’apprentissages qui peuvent
découler de ses usages. Mais les opportunités pédagogiques ne peuvent être pressenties
que par un changement paradigme. L’enseignant 2.0 est quelqu’un qui propose de
construire ensemble des savoirs plutôt que de se concevoir comme le détenteur
d’un savoir acquis de longue date et le dispensateur éclairé de la bonne
manière d’en énoncer la formulation. L’expérience du pendule de Foucault, par
exemple, nous est acquise depuis 1851, mais au delà du livre, le multimédia et
l’internet permettent de revisiter avec beaucoup de créativité les stratégies
pédagogiques de son appropriation.
Une vérité fondamentale semble
échapper à Loys Bonod, quand il dit : « Je tire profit du
numérique parce que l'école m'a donné des capacités de raisonnement, une
culture personnelle et par conséquent la distance critique nécessaire pour
appréhender le web. Voilà ce qui peut vraiment servir à mon sens, d'éducation
au web ». Il oublie que sa formation, il la
doit à des professeurs dévoués, honnêtes et compétents, et non seulement aux
savoirs enfermés –un peu stérilement aurait dit Socrate-
dans des livres. C’est le pédagogue qui invente la séquence d’apprentissage et
non l’outil principalement. Et si les outils évoluent, alors certes les
enseignants sont-ils confrontés à une nécessaire mutation de leurs pratiques,
mais ils restent les détenteurs de la créativité pédagogique.
« Pour enseigner les maths à
John, il faut connaître John autant que les maths ».
On sait cela de longue date ! Et aujourd’hui plus qu’hier sans doute,
connaître John, c’est connaître son monde, ses pratiques, ses outils, ses
loisirs… et les embarquer dans l’aventure
pédagogique comme des ressources. Mais sans doute est-ce là la nature du
divorce entre Bonod et ses opposants : le prof de lettres est-il
prêt à ce changement de paradigme qui l’invite à descendre de son estrade de
transmetteur de savoirs ? A-t-il
perçu qu’il se passe des choses intéressantes quand on confie aux élèves la
responsabilité de leurs apprentissages ? Est-il convaincu que les outils
n’étant que des canaux, il est donc possible de s’en servir pour instrumenter
ses options pédagogiques ? Pensera-t-on vraiment que la maturité
nécessaire à l’usage critique des nouvelles technologies découle tout
naturellement d’une formation à la culture classique d’antan ?
Si l’exercice sur Vion d’Albray
(cet auteur dont quasi tout l’internet ignorait l’existence avant que Bonod
n’en crée les traces mensongères) n’a pas produit les effets escomptés, la
cause est-elle dans l’usage plagiaire des nouvelles technologies ou plutôt dans
l’ignorance des pré-requis réclamés par le travail imposé ? Travail dont
on peut se demander s’il fait à
tout le moins sens chez les élèves quand on voit le peu de retentissement de
l’œuvre de l’auteur sélectionné. Mais peut-être que Loys Bonod en est encore à
dispenser son enseignement pour la seule élite de la nation capable de
percevoir le bien-fondé de ses choix littéraires comme a propos pédagogiques.
Enseigner de la sorte à des nantis qui n’ont peut-être tout comptes faits pas
besoin d’enseignant… juste peut-être de balises, c’est sans doute facile. On comprend
alors l’analyse qu’en fait Damien Babet : « L’école soumet les
élèves à des injonctions contradictoires : pensez par vous-même, répétez ce
qu’on dit. Prenez des risques, ne vous trompez pas. Apprenez par cœur, ne
plagiez jamais. Ces contradictions sont structurelles, inscrites dans les
fonctions ambivalentes de l’institution. D’un côté, on impose aux élèves une
culture dominante de pure autorité. De l’autre, on leur demande d’entretenir la
fiction selon laquelle cette culture est librement choisie, aimée, appréciée
comme supérieure par tous. La bonne élève, c’est celle qui a le bon goût de
sincèrement aimer Flaubert. » Il y a
un public pour cela, dans certains lycées et collèges. Il y a des enseignants
qui conçoivent leur métier de la sorte. Il semble même qu’ils se donnent la
réplique sur un site internet
où notre Bonod a été largement
soutenu. Mais faut-il leur donner le mot de la fin ?
Car
il est temps de conclure. Cette expérience date d’il y a trois ans, et on peut
se demander ce que cherchait Loys Bonod en la révélant récemment au grand
public sur le site contributif « Rue89 »… si ce n’est une sorte de
validation ! Mal lui en pris. Yann –déjà cité- tire la leçon de cette
malversation pédagogique : « Quelque talentueuse que soit la
démonstration, elle n’est pas dépourvue d’une certaine perversité. Semer des
erreurs sur un texte et un auteur dont les élèves ignorent tout ; attendre
d’eux, dénués qu’ils sont, qu’ils se fourvoient dans le piège tendu pour
ensuite jeter le blâme sur des procédés auxquels on s’attendait qu’ils
s’adonnent et qu’on a même favorisés, si cela n’est pas de la manipulation, de
la perversité… ».
Le doute étant semé, plus possible de faire machine arrière. Plus aucun crédit
n’est possible quand la probité intellectuelle n’est plus de mise. C’est
également ce que devraient méditer ces nombreux parents qui recourent à
l’espionnage de la navigation de leurs ados au lieu de construire une démarche
éducative basée sur la confiance. Et nous ne résistons pas à l’envie d‘inviter
le lecteur à poursuivre cette réflexion par la lecture de l’excellent texte de
Bruno Devauchelle : « Et si on faisait davantage confiance aux
jeunes ? » .