Avec l’industrialisation, la
manufacture artisanale a cédé le pas à la production à la chaîne. C’est
alors qu’est apparue la publicité, cette communication de masse qui
convainc de consommer : faire connaître les biens et services
disponibles car, une fois produits, il s’agit d’écouler les stocks et de
faire des bénéfices. La pub prétend aussi ouvrir l’appétit de ceux qui
rechignent à passer à l’acte d’acheter. Et que serait elle alors sans
son incitant fondamental : l’envie d’être à la mode ? Ce ressort qui
fonctionne dans bien des domaines est aussi actif dans celui de la
consommation médiatique. Mais êtes-vous conscients de tout ce travail de
séduction dont vous êtes le héros… ardemment courtisé ?
Hit parade, Top 50, Euro Hot 30… C’est depuis les années ’80 que
ce type d’émissions occupe les antennes radio pour nous informer des
meilleures ventes discographiques [1].
A grands renforts de statistiques réalisées par des instituts de grande
réputation (Ifop, Nielsen et autres Tite-Live, en lien avec le SNEP -
le Syndicat national des éditeurs phonographiques, en France du moins),
le consommateur est tenu en suspens tout au long d’un décompte jusqu’au
moment de découvrir le nom de celui qui occupe la place de n° 1. Un
exemple récent parmi tant d’autres ? « Alors, on danse » interprété par
Stromae a été n°1 dans 12 pays européens durant 6 semaines. Informé de
ce classement, le consommateur averti peut alors acquérir, s’il ne l’a
pas encore fait, le titre plébiscité par la masse des connaisseurs déjà
conquis. Et il en sera sans doute satisfait. Non ?
A moins qu’il ne faille décoder le star système autrement et conclure
que, c’est le classement radiophonique qui déclenchera les ventes et
provoquera peut-être l’émergence de tel ou tel titre au statut « d’album
de l’été ». Un renversement chronologique qui réajusterait alors
tenants et aboutissants ! Comme quand on annonce dès juin sur les
antennes de notre télévision de service public « l’Album de l’été » par
tel « Artiste de la Communauté française de Belgique ». Rien n’est
encore garanti… mais en fait, on compte sur le consommateur pour que les
ventes soient à la hauteur des effets d’annonces. Car ainsi va la
technique commerciale, qui cherche à placer ses produits bien en vue
pour convaincre les clients que ce sont non seulement des produits de
qualité mais que, surtout, chacun gagnerait à en faire l’acquisition
sans tarder. Et à ce petit jeu, voitures et chanteurs sont logés à la
même adresse. Si telle vedette est pressentie pour être « Album de
l’été », tel modèle de cabriolet sera présenté selon la même stratégie
comme « Voiture de l’année ». En effet, il ne faut pas y voir l’annonce
d’un succès commercial déjà réalisé. Non ! En fait, un jury de
journalistes spécialisés en rendant son avis (autorisé ?) va sans doute
orienter une partie substantielle des comportements d’achat dans les
mois qui vont suivre. A vous donc de saisir dans quel jeu commercial
vous êtes pris ! Car cet effet marketing, s’il se produit, aura été le
résultat d’une stratégie bien en place.
Très tendance…
C’est d’ailleurs un vrai métier : convaincre, ici en l’occurrence les
médias, de diffuser certains produits et d’orienter dès lors la
consommation. Dans le secteur musical par exemple, les agents de
booking, les managers de groupes et autres impresarios connaissent les
ficelles. Ils entrent en contact et apprivoisent les responsables de la
programmation de nombreuses chaînes de diffusion. Offrir des exemplaires
d’albums nouvellement produits est le passage obligé. Doubler cela d’un
bon dossier de presse de sorte à faciliter la présentation de
l’artiste, de son projet, de son parcours [2]…
et la toile sera tendue pour que l’on entende sur les antennes ce qui
doit devenir un succès radiophonique… et donc par voie de conséquence,
commercial [3].
Il faut donc bien comprendre que l’on a inversé le processus qui
voudrait que l’on diffuse la musique que les gens aiment et écoutent… On
leur donne plutôt à entendre une programmation qui, à force de diffusion, va s’imposer comme la tendance du moment.
Ce que nous venons de décrire dans le domaine musical est aussi vrai
dans le secteur de la mode. Les soldes annuelles permettent de liquider
les stocks encombrant les arrières boutiques, car il faut faire place
aux nouvelles collections. N’attendez pas nécessairement des nouveaux
modèles qu’ils soient beaux et confortables. Rien n’est plus changeant
que la mode. Rien n’est plus volatile que les goûts et les couleurs. Et
donc, les nouveaux modèles, tout autant que les précédents d’ailleurs,
vous les trouverez beaux à force de les voir portés sur de jolis
modèles. Quant à souhaiter que vos tenues soient confortables… là, vous
n’y êtes pas ! Il suffit de voir ce qui se porte pour s’en convaincre.
Hormis les tenues de travail, les vêtements ne servent pas à cela ! Ne
pensez donc pas que vous avez pu choisir et exprimer largement votre
créativité en suivant la mode. Des stylistes ont opté à votre place, dès
l’année dernière déjà, quelles seraient les couleurs et les matières à
succès. Tout juste pouvez-vous assortir des hauts et des bas en puisant
dans des assortiments de prêts-à-porter. Et si d’aventure, lors d’une
séance d’essayage, vous vous rendez compte que tout cela ne tient pas
compte de vos formes et de vos goûts, il vous sera répondu
invariablement par toutes les vendeuses : « Ah, mais c’est tendance,
Madame, Monsieur ! »
Déclassement programmé
Pensez-vous être plus libre dans vos autres consommations ?
Electro-ménagères, par exemple. Alors dites-moi si, là aussi, vous
n’avez pas sacrifié à des effets de mode desquels vous êtes peut-être
d’ailleurs déjà revenus. Avez-vous votre machine à pains familiale ?
Votre pompe à eau pétillante maison ? Faites-vous désormais votre café à
la tasse en dosette ? N’aviez-vous pas déjà souscrit précédemment à
l’achat d’un home cinéma surround ? N’envisagez-vous pas aussi la
tablette numérique… alors que vous avez déjà probablement le smartphone
et la connexion Triple play (Téléphone, télé numérique et Internet, tout
en un) ? Les grands standards du prêt-à-consommer électro-ménager du
moment.
Bien sûr, tout cela est bien pratique et vous rétorquerez peut-être
que vous avez fait ces achats après avoir mûrement réfléchi à la balance
des avantages et inconvénients. Pourtant, reconnaissez-le, vous avez
vécu longtemps en vous satisfaisant d’un certain nombre d’équipements
qui n’avaient pas ce degré de sophistication, et vous avez sans doute
déclassé plusieurs de ces robots ménagers avant même qu’ils ne tombent
en panne… car les nouveaux usages commençaient à s’imposer à tel point
que la nécessité d’un remplacement a semblé inéluctable.
Sans doute est-ce là aussi un des éléments du scénario marketing dans
lequel chacun est pris : l’évolution donne l’impression de s’imposer
d’elle-même… alors qu’elle est savamment programmée. Dernièrement,
l’émission « Question à la une » [4]
dénonçait la mort programmée de nos électro-ménagers, révélant en cela
ce que la mode vestimentaire orchestre chaque année sans que nous nous
en formalisions : la valse des remplacements compulsifs suite à un
déclassement massivement organisé.
Les chargés de marketing imposent leurs choix et poussent à la « hit
consommation ». On sait l’arrangement savamment orchestré des rayonnages
de grandes surfaces pour que vous rencontriez inévitablement sur votre
passage, tel ou tel article à succès, et la disposition intentionnelle
de certains articles particulièrement attractifs pour les jeunes
enfants, véritables fruits défendus accessibles juste devant les caisses
de facturation.
Ce qui fonctionne avec les boîtes de petits pois, mis en tête de
gondole, marche également pour les œuvres culturelles… Elles aussi
placées bien en vue pour devenir des « Best sellers ». Elles ne le sont
pas encore qu’elles en arborent déjà la bandelette de couverture. C’est
que le stock est là qui a déjà décidé implicitement que ce sera un
succès. « Harry Potter », « Le Seigneur des anneaux » ont - en leur
temps - bénéficié de ce matraquage, mais aussi chaque été, le dernier
roman de Marc Levy, le dernier de Guillaume Musso… Idem avec les
anglo-saxons Ken Follet, John Grisham, Mary Higgings-Clark… Pourquoi
donc les navetteurs lisent-ils tous les mêmes romans (qui ne sont plus
de la collection Harlequin, certes…) si ce n’est parce que ces oeuvres
bénéficient des mêmes techniques de vente et des mêmes stocks à
écouler ?
Uniformes écrans
Les médias agissent-ils pareillement ? Nous l’avons dit, les effets
de mode sont le résultat d’une programmation dont les critères nous
échappent et dont la stratégie joue sur la séduction de masse. Les
programmateurs sont bien des prescripteurs d’achat ! Nous l’avons dit,
de l’œuf et de la poule, on ne sait toujours pas qui est le premier.
Est-ce le succès commercial qui justifie une diffusion sur antenne ou, à
l’inverse, la programmation massive qui captive les goûts en
standardisant le menu.
Ceci explique donc aussi que les programmations télévisuelles courent
derrière les mêmes émissions et les mêmes séries. Elles font d’ailleurs
leur marché annuel dans les mêmes salons internationaux ! Magazine télé
en mains, vous croyez faire votre choix ? Détrompez-vous… comme
dans le prêt-à-porter, vous êtes ici dans le prêt-à-consommer. En
composant votre grille, vous assortissez juste des hauts avec des bas.
Ils s’appellent « Desperate housevives », « Docteur House », « Grey’s
anatomy » ou « Mad men ». On les retrouve déclinés sous les noms « The
Voice », « Qui veut gagner des millions », « Chacun veut prendre sa
place » ou encore « Star Ac » et compagnie.
Echapper au système, ce serait comme réclamer les services d’un
tailleur qui travaillerait sur mesure. On le comprend… c’est la solution
pour se la jouer perso ! Mais elle a un prix. Car le prêt-à-porter fait
de telles économies d’échelle dans son circuit de production qu’il
casse véritablement le marché de la production artisanale… originale. Or
voilà bien le problème : celui qui se veut original ne sera jamais à la
mode. Celle-ci se base sur des tendances de masse en imposant des
valeurs sûres stockées en grand nombre dans les réserves des points de
vente largement disséminés en chaînes commerciales. A ce petit jeu, on
est d’office perdant ! Pas pour rien alors que la mode s’autorise les
pires extravagances… il faut bien mettre un peu d’originalité dans ce
circuit de distribution si standardisé. Histoire aussi de se démarquer
de la concurrence.
Faut-il se plaindre de ce « consumer system » ? Faut-il dénoncer la
publicité ? Faut-il ne prôner qu’une consommation originale et
artisanale ? Pas nécessairement… Les choix appartiennent à chacun, en
fait. L’essentiel, c’est de savoir dans quel jeu on est pris… et de
pouvoir faire des choix les plus conscients possible… quant bien même
ces choix seraient concédés au système économique ambiant de
consommation de masse.
Michel BERHIN
Juillet 2012
[1]
Il est question ici des classements, mais les émissions radiophoniques
diffusant principalement de la musique de variété sont bien sûr
antérieures à cette date. Songeons simplement à « Salut les copains »
qui démarre en 1959 et qui propose déjà sa séquence « Chouchou de la
semaine », laquelle pousse en avant un titre en l’assurant de 15
passages hebdomadaires aux heures de grande écoute (source wikipedia).
[2]
Certains iront-ils jusqu’à offrir l’un ou l’autre cadeau (visite,
repas, voyage…). C’est courant dans le monde des affaires, voire de la
politique, alors… pourquoi pas dans celui du showbiz
[3]
On lira avec intérêt, sur Talentris.com, le site des chanteurs et
musiciens, les interviews de plusieurs managers d’artistes qui
expliquent leurs démarches marketing auprès des médias…
[4] Emission de la RTBf parue sur la Une le 9 mai 2012 Lire : http://www.rtbf.be/video/v_question...