Qui se rencontre quand on se rencontre sur le Net ?
Qui suis-je ? Qui es-tu ? Quelle
relation possible entre nous ? Que ce soit dans le domaine affectif, au
travail, ou encore en compétition sur les divers marchés de la planète…
que pouvons-nous croire l’un de l’autre ? Jusqu’où bâtir la confiance et
envisager des collaborations ou plutôt entrer en concurrence ? Nous
nous cherchons tout au long de notre vie. Vaste mystère existentiel que
ce passage sur terre qui perpétuellement nous interroge : Quel sens
donner à la vie ? Que faire des années qui nous sont données à vivre ?
Quelle relation envisager avec autrui ? Et le développement d’internet,
loin d’être étranger à ce questionnement, est venu lui ajouter une
nouvelle dimension. Une nouvelle médiation, en tout cas.
Entre méfiance…
Aussi, dans le monde de l’éducation initié à l’usage des nouvelles
technologies, il n’est pas rare d’entendre des mises en garde à
l’intention des jeunes : « Attention, tu ne sais pas qui est vraiment
derrière l’écran, méfie-toi des infos qui circulent sur le net, recoupe
tes sources, soit circonspect si le site que tu visites est un blog
plutôt que celui d’une université renommée. Etc. ». Pourquoi tant de
méfiance ? Parce que la virtualité des rapports tissés par le truchement
des écrans semble permettre toutes les mystifications. Pour preuve, la
psychose largement répandue que des jeunes puissent se laisser piéger
sur le net par les rendez-vous malhonnêtes d’adultes pervers. Pour
certains, visiblement, le leitmotiv est bien : « Sur le net, on ne peut
faire confiance à personne ».
Internet serait-il à ce point un grand carnaval de Venise, où tout le
monde s’afficherait masqué ?
… et transparence
Assez paradoxalement, les experts du net qui ont comme angle
d’attaque la question de l’identité numérique, eux, semblent dire le
contraire. Selon leur analyse, les internautes sont tellement bavards et
imprudents [1],
dans leurs multiples usages des réseaux sociaux notamment, qu’il serait
aujourd’hui particulièrement aisé de pister leurs traces laissées
inconsidérément en ligne. A tel point que là aussi, on met en garde :
« Au moment de publier un avis en ligne (texte, photo ou vidéo… sur
votre blog, dans les forums ou les réseaux sociaux), pensez dès à
présent qu’un employeur potentiel sera en mesure de vous
« google-iser ». Plus que votre CV ou vos diplômes, votre identité
numérique parsemée de longue date sur la toile révèlera vos vrais
atouts… et vos penchants regrettables ». Sur base de cela, certains
conseillent même de recourir aux existences pseudonymiques quand c’est
nécessaire, pour brouiller les pistes.
Qui croire alors ?
Tout compte fait, faut-il nécessairement craindre le net, pour son
caractère nébuleux et mensonger ou, au contraire, pour sa capacité à
faire resurgir le passé en toute transparence. Ne faut-il pas y voir
tout simplement le prolongement online de ce que nous semons et
récoltons aussi dans nos échanges au quotidien ? La question mérite en
effet d’être posée, pour être ensuite transposée dans nos usages
réticulaires : « Qui suis-je dans mes rapports interpersonnels ?
Qu’est-ce que je révèle de moi au quotidien ? Entre transparence totale
et mystification, comment s’élabore mon identité et comment se construit
ma réputation ? Est-ce que je suis au clair avec moi-même et est-ce que
je le suis avec les autres ? »
Une seconde question surgira également quand, passant d’une
centration sur moi, j’irai vers l’autre pour m’interroger : « Qui est
l’autre que je rencontre ? Que dit-il de lui ? Qui est-il vraiment au
delà de ses multiples manifestations sur le net ? ».
Et enfin, dernière question et non des moindres dans le cadre de la
rencontre : « Qui est-ce que je cherche dans l’autre : un autre moi-même
(le Même, selon l’expression de Lévinas) ou une altérité qui révélera
l’enrichissement mutuel de nos différences ? » Car, parfois, la méprise
sera d’abord dans le regard posé sur autrui. Alors détaillons un peu ces
trois scénariis.
Connais-toi toi-même
Le débat existentiel que l’on entrevoit ici tient d’abord à la
complexité de la nature humaine. Se connaître n’est pas chose simple.
C’est l’intellectuel cosmopolite d’origine palestinienne Edward Saïd [2]
qui disait : « J’ai l’impression parfois, d’être un flot de courants
multiples. Je préfère cela à l’idée d’un moi solide, identité à laquelle
tant d’entre nous accordent tant d’importance ». Se connaître, cela
demande du temps. Cela passe aussi par les regards portés par les autres
sur moi, regards qui progressivement me révèlent à moi-même. Des
relations privilégiées donc qui doivent aussi perdurer suffisamment
longtemps, pour permettre la découverte de qui l’on est aux différents
âges de la vie !
Si l’on est déjà d’accord sur ce principe, on admettra que
l’émergence du net et des technologies nouvelles de mise en réseaux
permettent un déploiement nouveau de ces relations privilégiées… Nous
avons en effet à notre disposition aujourd’hui, des canaux de
communication qui cumulent le texte, l’image et le son et qui autorisent
la reproduction et la diffusion aisées pour des cercles restreints (à
condition, toutefois de leur préserver le caractère intime qu’ils ont
dans la vie en présentiel – pensons par exemple au nécessaire
paramétrage des niveaux de confidentialité d’un réseau social). ou, au
contraire, pour la planète entière. Pas étonnant, dès lors que les
écrits que l’on confiait jadis à la confidentialité d’un carnet intime
ou d’un service postal sécurisé aient trouvé leur déclinaison virtuelle…
intégrant de surcroît la richesse des images et du son. Grâce à ces
nouveaux outils de réseautage l’expression, démarche centrale de
l’affirmation de soi, dispose de nouvelles voies de créativité.
Mais du fait de la complexité de la nature humaine, un autre élément
est à prendre en compte : ne se connaissant pas vraiment, quand bien
même on le voudrait, il ne nous est donc pas possible de nous livrer
totalement, et dans l’instant, à qui que ce soit. Aucune rencontre n’est
donc la mise à nu immédiate de notre identité complète. Découvrir qui
on est –et réciproquement- demande donc un travail de construction : le
collectage laborieux et l’analyse des manifestations successives de
notre personnalité. Et ce travail de collectage, sur le net, c’est la
recherche d’infos liées à nos traces éparses. En cela, nous avons un
outil formidable et redoutable à la fois [3]
, pour nous-mêmes mais également aux mains de nos interlocuteurs…
Connais-toi toi-même, le gnothi seauton de Platon, est au cœur de la
recherche d’une identité numérique, de son identité numérique. "Chacun
de nous est une foule, même si, avec le temps, on préfère le simplifier
jusqu’à la pauvreté d’une singularité. L’obligation d’être des
individus, de répondre à un nom et à un seul, habitue la variété des
personnes qui s’entassent en chacun de nous à rester silencieuse. Ecrire
aide à les retrouver " [4].
L’écriture de nous-mêmes sur le net, une nouvelle voie sans doute à explorer, pour apprendre à s’identifier soi-même.
Vie de tamagoshi
Notre identité, on le voit bien, et peut-être encore mieux sur le
net, est une identité fragmentée. Ses composantes éparpillées demandent à
être rassemblées. Mais pour chacune, c’est aussi leur niveau de
transparence qui demande à être analysé. Car sur le net, les choses se
compliquent peut-être un peu plus. Et avec une grande aisance
technique ! Quid en effet, des identités d’emprunt, plus faciles à
enclencher que dans la vie courante. Quid des existences parallèles :
pseudonymiques ou sous forme d’avatars. Sans parler éventuellement aussi
des usurpations d’identités. De fait, on touche ici à une technologie
qui met en oeuvre très facilement ces détournements. A tel point que
l’on peut non seulement perdre les autres dans un dédale de
mystification, mais se perdre également soi-même du fait des existences
parallèles que l’on met parfois en route. Risque de schizophrénie sur
Internet, alors ? Peut-être ! Car , dans certains mondes dits
« virtuels », le temps qui passe est bien réel. Quittez votre clavier
quelques heures ou la nuit entière pour répondre à votre besoin de
sommeil, et zou… votre existence virtuelle sera éventuellement
rétrogradée à un stade antérieur « de vie », du fait de l’immobilité
prolongée de votre clavier ou de votre joystick. Passer de vie à trépas
est fréquent dans les parts successives d’un jeu vidéo. Mener une vie
parallèle dans Seconde life est très courant. Laisser libre cours à la
curiosité de votre envie de changer de sexe, tout aussi simple.
Multiples identités pour incarner une identité multiple ! Voilà le
caractère complexe de la présence online… que l’usurpation d’identité
pousse à son degré ultime, bien sûr ! Car si la personne avec qui vous
êtes en relation sur le net n’est peut-être déjà pas transparente sur
elle-même, le summum est atteint quand c’est une autre personne qui
s’adresse à vous, après s’être immiscée dans la session de votre
interlocuteur. Rien d’étonnant alors que, sur le net, des individus qui
ne sont encore nulle part dans la vie physique (notamment du fait de
leur jeune âge) soient déjà des leaders, du fait de leur expertise
médiatique. Certains sont aux commandes de communautés de jeux en ligne,
d’autres ont déjà fondé une entreprise et produisent une véritable
activité économique d’envergure… Des acteurs du showbusiness, on dit ce
qu’ils sont « à la ville et à la scène »… Pareillement, certains qui
évoluent aujourd’hui dans la virtualité des réseaux ont-ils parfois des
identités parallèles très développées [5].
Identité ou réputation
Sur le net, la question de l’identité se confond allègrement avec
celle de la réputation. Les experts écartent la réflexion ontologique
(qui suis-je ?) pour n’évoquer que la stratégie de promotion de sa
personnalité (que dit-on de moi ?), de sorte que l’on vous identifie
correctement (attention à l’homonymie qui peut jouer des tours) et que
l’on agrège pertinemment vos multiples traces dispersées à tout vent. Le
leitmotiv est généralisé : plutôt que de laisser votre réputation se
construire sur ce que les autres disent de vous, prenez en main les
rênes de votre destin et évoquez vous-mêmes de façon centralisée (sur un
site, un blog, via la création d’un porte folio…) ce que les gens
doivent savoir de vous. Les spécialistes de la question évoquent même
les nouveaux services en ligne qui instrumentent la réponse à ce besoin
de plus en plus … vital. Ainsi l’exprime par exemple Olivier Zara :
« Avec Internet, il n’y a plus d’inconnus. Inutile de débrancher votre
ordinateur, inutile de résilier votre abonnement à Internet, il suffit
que votre voisin, votre collègue ou un ami publie des informations ou
son opinion sur vous et vous ne serez plus un inconnu. Internet est une
place publique mondiale sur laquelle va se construire votre image de
marque. … On ne choisit pas d’avoir une marque personnelle. Tout le
monde en a une : positive, neutre ou négative. Grâce ou à cause
d’Internet selon le point de vue, elle deviendra tôt ou tard publique et
accessible mondialement. Si vous ne définissez pas votre marque
personnelle, ce sont les autres qui la définiront pour vous et il y a
des risques qu’elle ne vous corresponde pas. [6] »
Votre profil
Depuis l’émergence du Web 2.0, nombreux sont les sites qui vous
demandent de vous inscrire dans le cadre d’une session personnalisée. A
cette fin, il vous faut remplir un formulaire plus ou moins fouillé que
l’on nomme « profil ». De la sorte, les utilisateurs du service en ligne
duquel vous venez de vous faire membre pourront en savoir un peu plus
sur vous. C’est le concept des réseaux sociaux : plus vous partagez
d’informations sur vous-mêmes, plus les autres auront tendance à en
faire autant, et plus les relations s’étofferont. Y compris avec des
personnes que vous ne connaissiez pas auparavant. Des « relations
virtuelles » avec qui parfois vous construirez progressivement un
certain niveau d’intimité sans jamais les avoir rencontrées dans la vie
réelle. Taxer ces relations de « virtuelles » ne devrait toutefois pas
faire oublier qu’elles sont bien réelles et produisent sur les
intéressés de vraies interactions aux effets concrets. Dans le domaine
de l’affectivité, des romances virtuelles peuvent être à ce point denses
qu’elles déboucheront parfois sur un mariage, ou provoqueront un
divorce ! Des relations commerciales aussi peuvent s’établir entre des
personnes qui ne se sont jamais rencontrées dans la vie réelle mais
uniquement par les réseaux. Les utilisateurs de la plate-forme Ebay, par
exemple, en font l’expérience au quotidien. Il est également important
de rappeler dans ce contexte qu’une vente « virtuelle » en ligne est un
acte commercial réel, l’acquéreur se soumettant aux droits, mais aussi
aux devoirs de tout candidat à l’acquisition d’un bien ou d’un service…
fut-ce par le truchement de l’internet [7].
Au moment de remplir un profil d’utilisateur donc, quel que soit le
service en ligne auquel on s’abonne, on peut jouer ou non la carte de la
transparence. Sauf si le site est vraiment trop intrusif, on est assez
souvent libre de répondre ou non à certaines questions laissées
« facultatives ». Chacun y va donc de son impulsion, la nature reprenant
le dessus assez souvent. Certes, une éducation aux médias spécifiques
pourra rappeler les conséquences éventuelles de délivrer ainsi des
données personnelles et conscientiser l’utilisateur sur l’usage
commercial qui peut être fait de ces renseignements monnayables auprès
des grandes multinationales avides de publics bien ciblés. On peut
ainsi insister sur le fait par exemple, que, pour envoyer une carte
postale virtuelle à un neveu qui a son anniversaire, il n’est pas
nécessaire de livrer en pâture des renseignements personnels comme :
état civil, métier, convictions politique ou religieuse, hobby… On doit
pouvoir faire l’impasse sur tout cela… ou alors biaiser en répondant
n’importe quoi, le cas échéant. Mais s’il s’agit de s’inscrire à un
réseau social d’échanges, c’est évident : la transparence –une certaine
transparence- est de mise.
Pourquoi ? Parce que le principe est justement d’avancer à visage
découvert. Comment entrer dans la dynamique de Facebook, par exemple,
sous le couvert d’un pseudonyme si, finalement il s’agit d’y retrouver
des personnes qui vous connaissent dans la vraie vie ? Pour renouer sur
le net, il vous faudra inévitablement vous donner à re-connaître… et
donc l’usage d’un pseudo sera totalement inopérant. Reste à savoir à qui
de votre entourage virtuel vous donnerez à connaître tel aspect de
votre personnalité, telle activité de vos loisirs, telle relation de
votre entourage. Car outre les connaissances qui vous retrouveront dans
Facebook, vous serez sans aucun doute sollicité par de nouveaux
contacts. Une opportunité de rencontre comme dans la vie au quotidien,
somme toute. Le problème alors n’est sans doute pas tant de savoir que
dire ou ne pas dire… mais plutôt de ne le dire qu’aux personnes à qui il
est intéressant de le communiquer.
Livrons-nous à un échange
Jusqu’où « se livrer sur le net » ? Certains diront que l’expression
répond elle-même à la question : « Se livrer » c’est courir le risque de
finir à l’échafaud ! C’est, en tout cas se condamner : offrir à la
société qui nous entoure les armes de notre supplice. On connaît le
dicton populaire qui fait parfaitement écho à cette conviction : « Pour
vivre heureux, vivons caché ». Ne faut-il pas, sur le net aussi, opter
pour le principe de précaution ?
Reconnaissons-le pourtant, sans une certaine ouverture à l’autre, pas
de rencontre possible. Pas d’enrichissement mutuel. Si ni l’un ni
l’autre ne consentent à ce pas de l’ouverture, peu de chance que la
rencontre ait lieu. Dans ses écrits [8],
le philosophe Emmanuel Lévinas exprime ce qui, selon lui, contrecarre
le succès de la rencontre vraie. Premièrement, dit-il, la connaissance
procède par réduction de la différence. « Connaître c‘est toujours
prétendre reconnaître pour s’y reconnaître. Le moi ne sort pas de
lui-même pour se laisser envahir par l’inconnu. Dans l’acte de
connaissance, il ne recherche qu’à se retrouver lui-même. L’objet qu’il
pose d’abord comme extérieur à lui, il veut le totaliser, le maîtriser.
En cela, Lévinas retrouve les analyses de Nietzsche et de Bergson :
l’instinct de connaissance procède de l’instinct d’appropriation et de
conquête. La connaissance opère par réduction et assimilation de
l’inconnu au connu [9] ».
Selon Lévinas toujours, le besoin procède aussi par appropriation
réductrice et identification. « A chaque fois que le rapport à l’autre
est vécu sous de mode du manque, l’autre n’est visé que comme moyen de
satisfaction d’un manque préalablement défini. […] Il n’y a pas de
véritable ouverture à l’autre. L’autre est identifié comme moyen de
rétablir la tranquillité du moi ; l’épreuve du manque cherche à se
résorber dans le retour à soi et le sentiment de complétude. Enfin, le
pouvoir (le rapport de commandement et de domination) est aussi
réducteur des différences : Pouvoir, c’est toujours faire l’autre à son
image. ». Pour Lévinas, c’est sûr : l’ouverture est un passage obligé
pour apprendre à se connaître et pour rencontrer véritablement l’autre.
Ce sont les échanges interpersonnels qui vont progressivement aider
chacun des partenaires à se découvrir dans la relation qui s’instaure.
Connais-toi toi-même. Découvre-toi à toi-même et aux autres… voilà une
lente maturation existentielle que les nouvelles technologies peuvent
aider à accomplir.
Vedettes des écrans du net
Cela dit, au delà des relations en ligne qui prolongent celles vécues
dans la vie en présentiel, il est donc des interactions qui s’amorcent
via les technologies et qui s’y développent conséquemment. L’éducation
aux médias devra s’interroger sur les critères de mise en place de ces
nouvelles rencontres. Identifier les facteurs de crédibilité qui
alimentent la confiance réciproque et nourrissent l’engagement mutuel.
Le phénomène se produit dans diverses situations bien identifiées
aujourd’hui. Citons entre autres : devenir « amis » dans les réseaux
sociaux, accepter d’échanger des mails, publier des commentaires sur un
blog, débattre ensemble dans des forums ou se consacrer du temps par
chat interposé, s’abonner au flux Rss de tel ou tel, accepter de
partager avec lui l’accès à des documents… en lecture et/ou en écriture,
voire confier des responsabilités de modération dans un espace co-géré
(wiki, par exemple …). Autant de mises en situation de nouvelles
relations privilégiées par ordinateur interposé.
Pourquoi se fait-on alors confiance ? Que recherche-t-on ? Qui
rencontre-t-on ? Tout internaute aurait intérêt à s’interroger sur ses
motivations profondes d’entrée en nouvelle relation. (Rappelons-nous les
propos de Lévinas sur les raisons manquées de la rencontre vraie). En
effet, à titre de média, Internet n’échappe pas au phénomène -classique-
de la starification. Ainsi sur Skyblog, par exemple [10].
Il s’y produit une sorte de montée en puissance de l’une ou l’autre
personnalité : un plébiscite par voie d’audimat en quelque sorte. Des
individus qui ne sont pas connus selon les critères classiques du monde
professionnel (diplômes ou palmes académiques, expériences
professionnelles, publications d’ouvrages de référence ou à caractère
scientifique, …) deviennent assez rapidement des « leaders d’opinions ».
Soit que les services en ligne les repèrent et en font la promotion par
élection au titre d’ « internaute de la semaine ou du mois ». Soit que
cette popularité s’acquiert par un mouvement de foule dont les
paramètres d’émergence seraient intéressants à identifier et analyser.
(On constatera vraisemblablement que parmi ceux-ci, la créativité, la
nouveauté et l’inventivité se livrent une rude bataille,).
Classiquement, pour être publié, dans le monde de l’édition, il
fallait convaincre le comité de sélection. En ce sens, la notoriété de
l’auteur et la qualité intrinsèque du manuscrit étaient décisives. Et
c’est toujours le cas aujourd’hui. Sur internet, il en va tout
autrement. En effet, la mise en ligne de textes, d’images ou de vidéos
est techniquement à la portée de Monsieur Tout-le-monde. Et la
validation du degré d’expertise des propos publiés est laissée à charge
du lecteur qui devra recouper les infos publiées. Dans cette dynamique,
seuls les internautes rodés à la tâche, les « alphabêtes du
multimédia », s’en sortent. Le risque est donc bien réel que les autres
se laissent subjuguer par la beauté (la technicité aussi parfois) de
l’emballage ou l’apparente scientificité des propos. On n’est jamais à
l’abri de diverses formes de populismes. Sur Internet pas moins… la
sophistication de certains aspects techniques pouvant même y ajouter une
couche.
Recommandations
Arrivons-en alors à des conclusions. Qui suis-je sur le net ? C’est à
moi de le décider dans un juste équilibre entre méfiance et
transparence. C’est aussi à moi de sérier les infos que je livrerai en
fonction des publics auxquelles je les destine. Dès lors, apprendre à
régler ses paramètres de confidentialité va devenir une pratique
centrale de la construction de son identité numérique. C’est à moi aussi
de choisir au sein de quel réseau je décide d’apparaître et en
compagnie de qui. « Dis-moi qui tu fréquentes sur le net et je te dirai
qui tu es ! » Et c’est encore à moi que revient le choix de mes
relations virtuelles : sur quelles bases est-ce que je noue contact sur
le net ? S’agit-il pour moi d’ouvrir mon horizon, de me créer des
occasions d’interpellations mobilisatrices (de nouveaux regards sur
moi-même qui m’apprendront un peu plus qui je suis ?) ou serai-je en
permanence animé d’une attitude narcissique qui me fera me mettre à la
recherche de ceux qui pensent et agissent comme moi, de sorte à ce que
nous nous regroupions aussi sur le net.
« Chassez le naturel, il reviendra au galop », dit-on. Il n’y a sans
doute pas de raison que les relations que nous établirons via les
nouvelles technologies soient différentes de celles qui constituent nos
tissus sociaux habituels. Sauf à s’imposer un changement d’attitude
fondamentale. En ce sens, réussir ou rater nos prises de contacts sur le
web ne seront pas d’abord affaire de technologie, mais plutôt de
positionnement ontologique. Il y a fort à parier que l’attitude que je
développe dans la vie de tous les jours trouve sa transposition –à
l’identique- dans les réseaux. En ce sens, l’éducation aux médias sera
un bon allié pour instrumenter mes comportements. Mais les choix
ontologiques, eux, relèvent de mon éducation globale et de mes choix
philosophiques. C’est donc en ce sens que, dès les premières lignes,
nous introduisions notre présente analyse en disant que « l’émergence
d’internet, loin d’être étrangère à ce développement ontologique, est
venu lui donner une nouvelle dimension. Une nouvelle médiation, en tout
cas ».
Ce qui serait intéressant, c’est de constater que le présent débat,
mis en œuvre dans un scénario d’Education aux Médias, mobilise
suffisamment les apprenants que pour les faire réfléchir à leur
positionnement philosophique et de citoyen. Sans doute avons-nous ici un
excellent exemple de ce que l’Education aux Médias n’est pas d’abord
une fin en soi, ou une réflexion sur nos seules médiations techniques
mais qu’elle constitue une réflexion au cœur de nos engagements
citoyens.
Michel BERHIN
Février 2011
[1]
Représentative de cette attitude, l’anecdote –extrème- de ce militaire
de Tsahal qui s’épanche sur son profil Facebook, à propos d’infos
classées « secret défense » : http://www.20minutes.fr/article/388...
[2] cité dans Le Monde : http://www.mafhoum.com/press3/91C33.htm
[3] Peut-être Google nous connaît-il mieux que nous-mêmes ? http://www.ecrans.fr/Google-vous-connait-mieux-que-vous,8527.html
[4] Citation d’Erri de Luca, romancier italien, rapportée sur http://kalima.hautetfort.com/archive/2006/02/27/l-individu-foule.html
[5] Le cas suivant est localisé en Asie… mais il n’est pas pour autant isolé : http://www.168.fr/2007/08/28/portrait-le-fabuleux-destin-dun-jeune-pdg-de-18-ans/
[6] Cité dans un très bon article paru à l’adresse : http://clic.ntic.org/cgi-bin/aff.pl?page=article&id=2110
[7] Pour en savoir plus : http://www.lescomparateurs.com/commerce-sur-internet.html
[8] Principalement « Totalité et infini, essai sur l’extériorité », Nijhoff, La Haye, 1961
[9] Cité d’après : http://www.philophil.com/philosophe/levinas/ethique/levinas.htm
[10] Un formulaire en ligne pour (se) proposer un blog star : http://www.skyrock.com/common/footer.php?page=blogstar