Il est de ces sujets qui mettent un formateur mal à l'aise. On en a tous rencontrés dans notre pratique de terrain. Les participants à nos programmes se donnent un malin plaisir, parfois, à nous "glisser leurs colles" en douce. Mais c'est, à d'autres moments aussi, le surgissement de l'inopiné, du fortuit, sans intention de piéger. Comme ça… Parce que cela se met dans la conversation. Comment réagir alors ? Ne pas se crisper, débloquer la situation… demande une vue claire de ce que l'on veut faire passer comme message : c'est quoi une attitude d'adulte, dans ce cas précis qui surgit ?
Comment éduquer si l'on s'interdit d'aborder certains sujets. Comment éveiller à une réflexion "tout terrain" si l'on se cantonne à de la formation en salle ou sur simulateur. Les écoles de conduite automobile l'ont bien compris : il faut avoir l'audace d'affronter la circulation. Apprendre à nager ne peut s'envisager qu'en sautant "dans la grande profondeur", à un moment donné. Et il faut bien qu'arrive le moment où "la main lâche la selle du vélo", l'enfant ayant à faire ses premiers tours de roue, seul, comme un grand.
Tout formateur est confronté à ces questions, à un moment ou à un autre. Il doit s'interroger : "Quelle place le risque a-t-il dans ma stratégie de formation ? Est-ce que j'aborde certains contenus, jugés un peu limites face aux critères de la moralité ambiante. Est-ce que je mouille mon maillot au point d'évoquer ma vie privée à titre d'exemple. Est-ce que j'accepte de révéler le fond de ma pensée, quitte à subir une critique personnelle en règle. Est-ce que je mets mes apprenants en situation de risques véritables ? Finalement, est-ce que j'enseigne des savoirs et anime des parcours, ou est-ce que j'ose éduquer toute la personne ?"
Je me souviendrai toujours de cette réflexion d'un collègue plus âgé me glissant gentiment et sans condescendance : "Tu verras, quand tes élèves auront l'âge de tes enfants, tu ne verras plus les choses de la même façon !" Car enfin, c'est bien là que se situe le seuil décisif dans ce débat intérieur que pose la tâche d'éduquer : jusqu'où est-ce que je suis prêt à aller et à payer de ma personne, pour permettre à l'autre de grandir vers une complète autonomie ? Y a-t-il des expériences qu'il faut laisser à l'intimité du parcours personnel du jeune ? Car il y a les erreurs commises par excès de zèle. Y a-t-il ensuite des situations que l'on est en droit de me reprocher d'avoir trop canalisées, pour éviter mes propres peurs, interdisant par là même tout écolage accompagné ? Les erreurs par excès de prudence. C'est le débat que je dois arbitrer au quotidien en pensant au bien de mes enfants ! "Comme parents, certes, mais est-ce mon job, vis-à-vis des jeunes que j'accompagne en formation ou en animation ? " diront peut-être certains.
Initialement professeur de religion dans l'enseignement secondaire, j'ai plusieurs fois essuyé des questions plus directes : "M'enfin, m'sieur, si c'était vous, votre famille, qui était concernés…, vous ne me direz pas que …(1)". Où alors : "Vous êtes d'accord avec ça, M'sieur ? Non, tout de même ! (2)" Comment leur dire alors parfois, qu'on est bien plus révoltés qu'eux, les arguments d'adultes étant parfois démultipliés par les années de frustration vécues que les jeunes n'ont pas encore connues et qu'on aimerait leur éviter. Ayant pris le risque de témoigner en public de mon cheminement de jeune adulte entré récemment dans la vie conjugale, j'ai été appelé un jour auprès du directeur de mon Pouvoir Organisateur. Celui-ci voulait s'entendre préciser certains propos qu'il jugeait tendancieux, et qui lui avaient été rapportés par un collègue présent dans l'assemblée. Parfois aussi, c'est le danger réel que l'apprenant va rencontrer qui vous fait hésiter. Il est des émois que l'on s'interdit volontiers de trop susciter, tous ceux qui sont de la sphère des sentiments difficiles : échec, peur, anxiété, humiliation, indignation, impuissance pouvant conduire à diverses formes de traumatismes… Quand ce ne sont pas même les dangers menaçant l'intégrité physique de la personne. Et puis, il y a aussi la sphère des sentiments positifs… trop positifs diront les bien-pensants, entre un enseignant et un élève. Risque du métier !
Jusqu'où éveiller l'émoi, jusqu'où faire mal, jusqu'où déstabiliser ? Jusqu'où … pour un plus grand bénéfice, bien entendu ! Et avec quelle garantie de succès ? Comme éducateur, je suis renvoyé à mes propres peurs, mes propres angoisses, mes propres limites. Le lâcher prise est-il du seul côté que l'on croit ? Les échecs de l'apprenant ne sont-ils pas aussi les échecs de l'éducateur ! Ensemble dans le même déséquilibre, n'ont-ils pas dès lors à apprendre à culbuter ensemble, comme le font les judokas ? Cet exercice périlleux, les tenants des arts martiaux l'apprennent de façon systématique. Séparément d'abord, puis à deux. Et ce n'est qu'une fois que l'on est entraîné que l'on se risque à le faire en situation. Même chose en conduite sportive sur sol glissant : le savoir-faire ou le savoir-être viennent progressivement en pratiquant préalablement sur circuit fermé, avec un instructeur patenté, lequel a du lui aussi prendre le risque. Là est ma responsabilité de formateur et d'éducateur : faire le nécessaire pour acquérir les capacités d'accompagnement, la connaissance des risques, une perception ouverte et dynamique des ressources à solliciter en situation réelle. Et puis, ne pas enfermer dans mes seules représentations du parcours et donc ne pas cacher la nécessité de se mettre à l'école de plusieurs maîtres.
Si l'apprenant se forme en situation réelle, l'éducateur n'est pas dispensé de pratiquer son art, lui aussi, in situ. Pas de simulateur pour lui. La plupart du temps, rien que du matériel vivant, en interaction permanente. Apprendre à être parents, formateurs ou éducateurs se passe toujours en situation réelle.
(1) Surtout concernant les grands débats de l'éthique sociale et de la morale affective, sexuelle et familiale.
(2) Au sujet, par exemple, des positions institutionnelles et politiques des divers magistères