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Les caricatures de Mahomet
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Une caricature fait plus qu’un long discours La charge émotionnelle liée au terme « caricature s’est lourdement amplifiée ces dernières semaines. Cela tient aux faits récents qui se sont passés autour de la publication, au Danemark, de caricatures de presse représentant le prophète Mahomet, et qui furent ressenties comme une véritable gifle par la société musulmane internationale.
L’occasion est trop belle pour ne pas la saisir. Avec cette publication de presse à tout le moins controversée, on a tous les ingrédients pour parler de l’image et de sa lecture. Tous les éléments d’un débat sur la liberté d’expression et sur la responsabilité éditoriale des médias sont réunis. C’est un contexte exemplaire pour apprécier la part de responsabilité que laissent les diverses religions aux non-croyants, quand ils s’expriment sur ce sujet. C’est une belle occasion de se pencher sur la théologie sous-jacente de ceux qui publient ce genre de documents. A la fois dans le fait qu’ils acceptent -ou non- de représenter Dieu et ses prophètes, et dans ce qu’ils acceptent d’en dire à travers l’image ou le texte. Alors plongeons dans l’analyse. Même si quatre pages n’y suffiront pas.
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Lecture de l’imageFaisant l’analyse critique d’une image, quelle qu’elle soit, un formateur en éducation aux médias sera tenté inévitablement de se mettre à l’école d’un des maîtres à penser de cette question : René Magritte. S’il n’est pas le premier à avoir pris position, sa formule ramassée a marqué toute une époque. Son tableau s’appelle « la trahison des images ». Elle dit à sa façon que l’image n’est pas le réel qu’elle re-présente. Qu’elle constitue seulement un point de vue sur la chose représentée. Qu’elle n’est qu’un regard posé, une narration.
En ce sens, l’image est bien une prise de position (celle du peintre, du photographe, du reporter (le rapporteur), et est donc assimilable aussi, dans ce domaine précis qui nous occupe ici, à celle du théologien dans son discours verbal ou écrit.
Mais l’image a une valeur supérieure parfois aux mots, qui tient à la soi-disante objectivité de la capture photographique. Une image, est-on tenté de dire, ne peut mentir. Elle est un instantané, la vérité prise dans sa spontanéité. C’est du moins ce que l’on pense quand « au poids des mots » succède « le choc des photos ».
Or, rien n’est moins instantané qu’une bonne prise de vue. Car il se fait un choix d’angle, de focale et de profondeur de champ qui est déjà toute une sélection. Et donc toute une élimination. Et puis, dans l’œil du lecteur, que de subjectivité aussi, qui fait que la lecture sera plurielle, selon les individus ! On parle alors de la polysémie de l’image. Vienne enfin une légende au bas de la photo et un même support médiatique pourra illustrer bien des propos, parfois antagonistes.
Une chose est sûre : comme le texte, la photo raconte. Et parler, c’est prendre son auditeur à témoin. C’est lui proposer une version, acceptable ou non, de ce que l’on évoque. En publiant les caricatures, on dit quelque chose du prophète, de sa religion et de son Dieu. Que voulaient donc raconter les journalistes ?
Le « point de vue » du journalInterrogé par ses collègues de la presse internationale, le rédacteur en chef du Jyllands-Poste, Carsten Juste s’explique (1) : « Tout d'abord, je voudrais préciser que le portrait qu'ont fait de nous certains observateurs, en évoquant un complot destiné à choquer un maximum de musulmans est à mille lieues de la réalité.
L'idée émane d'un de nos journalistes. L'intention de départ était de voir jusqu'où l'autocensure pouvait aller au Danemark. Il existait déjà plusieurs précédents, notamment un livre pour enfants de Kaare Bluitgen parlant du prophète Mahomet, qu'aucun dessinateur n'avait voulu illustrer. Nous sommes partis de là et nous avons demandé à quarante illustrateurs s'ils acceptent de dessiner le prophète pour le Jyllands-Posten. Nous voulions voir si, oui ou non, les dessinateurs de presse danois osent représenter Mahomet. Sur les quarante illustrateurs que nous avions contactés, douze ont accepté de relever notre défi (c’est nous qui soulignons ), certains ont refusé et d'autres ne nous ont même pas répondu... À ce stade, j'avais de sérieux doutes quant à savoir si nous devions continuer. Nous n'avions pas de réponse claire à notre question de départ, qui était de savoir si les illustrateurs pratiquent oui ou non l'autocensure. Certains de nos journalistes, dont ceux qui écrivent régulièrement sur les musulmans, l'immigration et l'intégration, nous ont vivement déconseillé de les publier. Cela a fait tout un débat. En ce qui me concerne, je ne trouvais pas que ces dessins étaient blessants. Ils s'inscrivent au contraire tout à fait dans la tradition danoise de la caricature. Nous ne les aurions pas publiés s'ils avaient été grossiers, par exemple si un dessinateur avait représenté le prophète en train d'uriner sur le Coran, de la même manière que j'ai toujours renoncé à publier de nombreux dessins que des chrétiens dévots pourraient trouver insultants, ou d'autres qui seraient trop vulgaires ou trop grossiers. Je ne pense pas que c'est le cas de nos douze dessins, et c'est pourquoi nous les avons publiées.»
Certes, les caricatures ne devaient –et n’ont visiblement pas- posé de problème au Danemark. Ironiques ou humoristiques, ces clichés ont été assimilés à une pratique connue de la presse locale, et le grand public ne s’en est pas offusqué. Toutefois, à l’heure de la libre circulation des personnes et des biens, il fallait s’attendre à ce que ces dessins tombent aux mains de personnes affichant une autre culture et une autre sensibilité. Le contexte de publication et l’adéquation du message à un public-cible sont donc des éléments déterminants de la communication.
Une visée politico-religieuse ?Sans qu’il faille nécessairement ici leur attribuer d’intentions particulières, il est à noter que des religieux musulmans de passage au Danemark, ont emporté avec eux, ces journaux pour les faire « apprécier » par des communautés musulmanes déchirées par les conflits et victimes d’une certaine dualisation des rapports mondiaux. On sait les nombreuses lectures politiques de l’actualité qui estiment que l’occident se comporte de façon arrogante vis-à-vis d’un orient sans cesse molesté et diabolisé. La réaction ne pouvait donc être que prévisible, même si l’ampleur de celle-ci est à tout-le-moins inattendue et raisonnablement disproportionnée aux faits. François MATHIJSEN, enseignant, philosophe et chercheur en psychologie de la religion explique : « Quand on porte atteinte aux convictions de quelqu'un, on perturbe son équilibre interne et son ajustement externe vis-à-vis de la société. Si cette atteinte est perçue comme gratuite ou disproportionnée et que la structure identitaire de l’individu est fragile, la remise en cause est d’autant plus menaçante et la réaction sera virulente voire violente. Un individu ou un groupe qui a réussi à équilibrer suffisamment sa place dans l'environnement social sera moins enclin à se sentir menacé quand ses convictions seront mises à mal. A l'inverse, celui ou ceux qui ont du mal à se positionner sur l'échiquier d'une vie telle que la société la leur présente ou même l'exige, seront rapidement perturbés et réagiront comme ils le peuvent. Et cela se traduit souvent par un repli identitaire.
Dire qu'il y a «orchestration», c'est méconnaître les mécanismes spontanés de ce réflexe identitaire, de cette défense intérieure qui répond par le besoin de «faire groupe». Qu'il y ait par contre récupération semble évident et va dans le sens de cette recherche groupale. Ces violences sont à condamner mais elles ne pourront être canalisées dans une direction pacifique qu'à travers un discours qui reconnaîtra ce besoin de reconnaissance identitaire qui s'appuie sur des convictions qui ont leur place, qui ne marginalisent pas. Pour cela, il importe de donner plus de voix aux penseurs musulmans qui évitent l'amalgame et donnent une profondeur aux convictions religieuses(2) ».
Au vu des manifestations qui se déclenchèrent, le journal a-t-il péché par imprudence ? Il faut sans doute répondre « Oui » à la question. Le rédacteur en chef est-il en droit de se défendre en revendiquant le droit de libre expression de la presse ? Sur le principe, sans doute. Mais au delà du droit, la déontologie eut sans doute voulu que l’on pèse le pour et le contre, d’autant que « la rédaction se voyait vivement conseiller par certains de ses propres journalistes de ne pas publier et que le rédacteur en chef lui-même s’interrogeait sur la nécessité de pousser plus loin un questionnement alors qu’il n’avait pas obtenu de réponse claire à sa question de départ ».
Mot-image, vérités mensongèresCela dit, le débat religieux s’est rapidement étoffé d’arguments théologiques sans appel sur lesquels il est aussi intéressant de s’interroger. L’Islam ne tolèrerait pas de repoduction, ni du prophète, ni de dieu. Cette position fondamentale serait à rapprocher de certains prescrits judéo-chrétiens rappelés par nombre de journalistes à cette occasion. Les temps forts de l’histoire des images sont : le troisième commandement du décalogue : « Tu ne te feras point d'image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux ( Deut 5 :8) », l’interdiction de prononcer le nom de Yawhé qui va jusqu’à la pratique de n’écrire que le tétragramme « YHWH », la guerre des « iconoclastes et des iconodules » et finalement le choix de la non représentation des saints dans la religion protestante, lorsque celle-ci prit ses distances avec le monde catholique (3). Que le prescrit soit catholique, juif (4) ou musulman, la visée est identique : représenter le divin ou son serviteur dans une image ou dans une notion… c’est mentir parce qu’appauvrir. De même qu’on n’enferme pas Dieu dans des mots maladroits, de même on ne se permet pas de le représenter dans un concept icônique approximatif. Que dire alors, d’une représentation caricaturale, une image qui efface volontairement certains traits pour en exagérer certains autres.
Au discours critique sur les images fait suite un discours sur la place de la théologie. On pourrait stigmatiser cela autour d’une image choisie par Jésus lui-même pour décrire Dieu. Il l’appelle « Abba », ce qui veut dire « Papa ». L’image est une révolution théologique fondamentale à son époque. En cela, elle est une prise de position magistrale (du Maître) et un enseignement capital. Mais on peut comprendre, et encore aujourd’hui, que certains disent qu’il y a là une déformation grave du réel divin. Que comprendra en effet de cette expression, l’enfant dont le père est alcoolique et violent, ou tout simplement absent… ou infidèle. De plus, en quoi cette image n’est-elle pas un discours tronqué, Dieu pourrait peut-être être mieux décrit en le disant « Mère ». Et donc, il en est qui préfèreront le silence au discours approximatif, et certainement au discours caricatural.
D’autant que la caricature, c’est une appropriation du réel. Là où le « simple » dessin pourrait être pris comme une captation honnète et objective de la réalité (ce qu’elle n’est pourtant jamais), il est clair que la caricature est un grossissement volontaire. N’est-il pas légitime, si l’accentuation vise à faire percevoir l’essentiel ? Ne devient-il toutefois pas maladroit voire intolérable s’il déforme la réalité, la réduit à une mascarade de ce qu’il est sensé représenter ?
Mahomet portant un turban en forme de bombe, c’est une accentuation et aussi une généralisation d’un aspect d’un certain islam. S’il y a des musulmans qui investissent dans le terrorisme, il y en a d’autres qui sont des citoyens remarquables et des pacifistes convaincus. Le fait qu’il ne s’agisse pas seulement ici d’un musulman, mais bien du prophète lui-même, pose par ailleurs la question de l’enracinement d’un certain terrorisme musulman dans son fondement religieux.
Rire, mais pas se moquer Au delà de la critique de l’islam, par des journalistes dont la plume a un pouvoir suggestif qu’il ne faut pas gommer (ce qui leur impose une déontologie de circonstance), se pose aussi la question de l’auto-dérision de celui qui est visé par un discours caricatural acerbe. Rire de soi et le faire en public révèle non seulement une force de caractère mais atteste aussi de la conviction chez celui qui est le jouet de cette pratique que, derrière les mots et les dessins, il y a un sens profond du respect des personnes et l’acceptation d’une égale dignité entre celui qui rit et celui qui est singé. C’est ce que retient la sagesse populaire quand elle dit « on peut rire, mais pas se moquer ». L’humour, la dérision sont des arts difficiles. Pratiqués à l’échelle planétaire, ils sont une expression encore plus délicate à formuler avec justesse, tant chaque société a ses référents et sa sensibilité. Adressées à des personnes ou des communautés meurtries ou bafouées, elles ne sont pas adéquates. Prises pour ce qu’elles ne sont pas, dans un débat qui aurait mieux fait de ne recourir qu’au premier degré, elles sont regrettables. Pourtant, ajustées à un public cible bien identifié, dans un climat relationnel sain et respectueux, elles sont une des expressions que l’on dit être « le propre de l’homme ». Car être pensant, l’homme est le seul à pouvoir aussi rire de lui-même avec plaisir.
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La caricature est une expression volontairement déformée de la réalité.
Procédant par accentuation de certains traits. L’image, qui peut alors
prendre une allure comique ou satyrique, est à lire au second degré.
Poussée à l’extrême, la déformation peut hélas ruiner tout rapport à la
réalité qu’elle est sensée décrire. On parle aussi, alors, de «
caricature ». Mais à ce stade, le rapport évocateur est détruit. Notons
aussi que le décodage du message exprimé au second degré n’est parfois
accessible qu’à ceux qui détiennent les codes culturels évocateurs. Si
l’humour se glisse dans le processus, certains y trouveront matière à
sourire, et d’autres à s’offusquer. L’humour est non seulement un art
culturellement situé, mais aussi un art délicat tant il fait appel à la
sensibilité des gens. Enfin, dans l’humour, l’auto-dérision est un
exercice encore plus complexe. La caricature fait pourtant souvent
appel à cette subtilité. C’est pourquoi elle est souvent l’objet de
polémique, quand le public à laquelle elle est proposée est vaste,
diversifié et tenu, comme c’est le cas dans cette affaire, d’adopter
une attitude publique de validation ou de condamnation. |
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A mon sens, le geste avait été mal perçu et sa signification amplifiée bien au delà du nécessaire. Un élève s’était permis de dessiner une paire de moustaches sur l’affiche représentant Jean-Paul II, l’année où il était venu rendre visite à la Belgique. La direction de l’établissement s’en était offusquée au point d’en faire l’objet d’une communication dans chaque classe, réclamant l’auto-dénonciation du coupable. Révélatrice d’une certaine crispation sur la manière dont les jeunes accueilleraient le pontife, cette attitude ne faisait pas la différence entre l’apposition de cette « sympathique et humoristique paire de moustaches à la Salvador Dali » et le graffiti d’une éventuelle paire de moustache hitlérienne, représentation, elle exccessive, que le potache ne s’était pas autorisé à produire.
(1) notamment sur : http://www.debriefing.org/16578.html
(2) François MATHIJSEN : « Fi de la neutralité a-religieuse » Mis en ligne le 14/02/2006 http://www.lalibre.be/article.phtml?id=11&subid=118&art_id=268707
(3) Lire à ce sujet un bon résumé paru sous la plume de René LAFONTAINE : « L'image interdite » Mis en ligne le 14/02/2006 http://www.lalibre.be/article.phtml?id=11&subid=118&art_id=268709
(4) Suivant la même logique, un rabbin s'appuyant sur l'interdiction stipulée dans la Bible de créer ou de posséder une idole, aurait demandé ces derniers jours que les enfants amputent leur poupées ou leurs peluches, de sorte « à leur enlever leur caractère idôlatre ». lire à ce sujet la dépèche de l’AFP du lundi 27 mars 2006 : http://fr.news.yahoo.com/27032006/202/israel-un-rabbin-veut-obliger-les-enfants-amputer-un-membre.html
Michel BERHIN, Chargé de mission en Education aux Médias, licencié en Sc. Religieuses.
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