La blogosphère des aînés
Il serait bien
prétentieux de vouloir décrire de façon exhaustive les usages du
téléphone, par exemple ! Bien évidemment, la majorité des gens s’en
sert pour « communiquer vocalement en temps réel ». Mais c’est là une
finalité plus qu’un inventaire d’usages. Concernant les blogs
d’adultes, il n’est pas plus simple de produire une cartographie des
pratiques. Tout au plus, pourra-t-on, sur base d’un échantillonnage
habilement choisi, ouvrir une perspective sur les intentions les plus
rencontrées et inviter le lecteur à enrichir cette réflexion de départ
de ses nombreuses observations personnelles.
Blogs, affaire d’ados ? Il n’en est rien ! Certes, le phénomène des
blogs s’est développé de façon exponentielle avec la mise en route, fin
décembre 2002, de la plate-forme Skyblog, produit de la radio
alternative Skyrock particulièrement appréciée par les jeunes . Mais la
blogosphère a été très tôt habitée par des individus de tous âges. La
raison est sans doute à chercher du côté des deux piliers de la
pratique elle-même : le besoin de communiquer, qui n’est pas limité aux
seuls jeunes, et un des corollaires principaux des journaux intimes :
le plaisir d’écrire.
En ce sens, le succès de la production bloggienne est sans doute à la
croisée de deux faits. Le premier : beaucoup d’adultes pratiquent
l’écriture carnetière de longue date. Les journaux intimes,
initialement rédigés sur papier puis déclinés sur ordinateur, ont été
finement observés par Philippe Lejeune . Il décrit très bien dans son
ouvrage, en quoi le passage de la plume à l’écriture par clavier
interposé a apporté des modifications dans les productions et les
processus d’écriture. Mais il développe aussi combien c’est surtout le
développement d’internet et la mise en ligne de recueils initialement
rédigés pour le cercle des intimes qui bouleverse les pratiques. Le
second fait qui entre en interaction, c’est la mise à disposition par
les fournisseurs d’accès internet, d’un espace d’hébergement de blog,
en lien avec l’abonnement de tout client à la navigation et à la
messagerie. L’occasion fait le larron. Dans un premier temps, l’espace
d’hébergement était encore un espace disque que l’internaute pouvait
remplir de ses pages HTML, s’il était capable d’en créer ! Mais
rapidement, l’exposition du phénomène des blogs amène chaque
fournisseur à offrir l’interface de blogs, laquelle dispense de la
connaissance préalable de l’HTML. A partir de là, mettre en ligne
devient un jeu d’enfants. Les ados s’y jettent à corps perdu, mais les
adultes ne restent pas improductifs.
Pour découvrir la blogosphère des adultes, il suffit de se rendre sur
les annuaires des hébergeurs et de piocher. Les catégories thématiques
orienteront la sélection. Toutefois, le phénomène sera constant : comme
pour les anciennes pages perso créées en HTML, on constatera la
difficulté de beaucoup d’auteurs de rester fidèles à la ligne
éditoriale qu’ils annoncent à l’ouverture de leur projet et qui
justifie le positionnement dans telle ou telle thématique. Comme tout
carnet intime sensé suivre le fil des jours de son propriétaire, le
blog trace sa voie en relatant un quotidien aux thèmes diversifiés.
Bien sûr, des blogs thématiques existent, sur la gastronomie,
l’automobile, les voyages, la diététique, le bricolage, etc (lire
l’encadré tiré de skynetblogs.be). Et certains de ceux-ci parviennent à
maintenir leur cohérence éditoriale. Mais beaucoup sont aussi des
livres ouverts dans lesquels leur auteur s’épanche à propos du tout et
du rien qui fait son quotidien ou celui de ses contemporains. Des blogs
adultes ont également une fonction professionnelle, quand ils viennent
en appui d’une activité menée par ailleurs, et qu’ils assument un rôle
dans la stratégie globale de communication de l’auteur en qualité de
professionnel. Ainsi, des journalistes développent une ligne éditoriale
complémentaire à celle du support de presse pour lequel ils
travaillent, ainsi des enseignants usent de la pratique bloggienne pour
fournir à leurs élèves des supports de cours ou des outils de travail,
quand il ne s’agit pas d’abord de collaborer avec des collègues. Des
commerciaux mettent aussi en ligne une vitrine de leurs produits et
services, de sorte à achalander leur fonds de commerce… Les usages
peuvent être variés. Le blog, dans ces exemples, est en fait un site
internet rapidement réalisé, sans recourir de façon dispendieuse, à une
agence de développement multimédia.
Méthodologie
Quand, en 2005, le phénomène des blogs a pris une telle ampleur qu’il
nous a semblé important de nous y plonger en qualité d’observateur
méthodique, s’est posée la question de l’échantillonnage. Les critères
qui furent les nôtres, pour le public des adultes en Belgique s’est
établi sur base de l’annuaire de l’interface blog du fournisseur
d’accès ayant encore le monopole en notre pays, à l’époque. Une
première série d’une dizaine de blogs a été identifiée, les auteurs se
situant dans une tranche d’âge de 25 à 35 ans approximativement, sauf
pour l’un d’entre eux qui s’affichait clairement « quadragénaire ». Le
principe de cette sélection s’est établi sur la base des connexions de
bloggueurs à bloggueurs et sur le fait qu’une bonne partie de ceux-ci
ont pris à un moment donné la décision de se rencontrer pour un, puis
deux, we, dans la seconde résidence de l’un d’entre eux. En plus de
cette petite communauté que nous avons rapidement dénommée : « La bande
à V… », quelques profils typés ont été retenus et ajoutés à la liste.
Cet échantillonnage a été suivi pendant plus de deux ans. Intensément
lors des débuts, puis de façon plus épisodique. Des contacts par mail
ont été établis avec une grande partie des auteurs, de sorte à
engranger des informations que nous jugions importantes à la bonne
compréhension de ce qui s’exprimait. Même si le fait est réduit,
quelques visu ont donné une suite à des relations plus étroites qui ne
manquèrent pas de s’établir avec certains d’entre eux.
En observant d’un peu plus près les pratiques bloggiennes des adultes,
on décèle un certain nombre de motivations autorisant la synthèse
suivante :
1. Beaucoup d’adultes blogguent comme ils écrivaient précédemment des carnets intimes.
La différence réside dans ce que permet le nouvel outil :
l’accumulation de nouveaux langages : non seulement textes, mais aussi
photos, sons (podcast), vidéos (vlog) et surtout la jonction avec un
public distant. Distant chez les adultes quand il est plutôt connivant
chez les jeunes. En effet, sans que cela constitue une loi immuable,
beaucoup de jeunes retrouvent en ligne, les copains qu’ils ont quitté
quelques instants avant, à la sortie de l’école par exemple… le blog et
le chat (MSN et autres…) prolongeant un peu plus la conversation
entamée dans la vie réelle. Les adultes, eux, sont plus enclin à semer
leurs propos au grand large, pour accrocher le chaland qui passe et
nouer de nouvelles relations. Pour beaucoup, en effet, le but ultime,
conscient au départ ou découvert en cours d’aventure, c’est le visu, la
rencontre en real live. Chez le jeune, cette dimension est souvent
vécue différemment, puisque le public cible est celui des copains. Les
nouvelles relations s’établissant plutôt par la rencontre des copains
des copains… virtuellement, puis dans la vie réelle.
2. Le plaisir de l’écriture, de la belle lettre, est plus présent
chez l’adulte que chez le jeune, lequel a un rapport plus fonctionnel
avec l’écrit, et abonde volontiers dans la déclinaison d’un langage
codé qui énerve souvent les adultes : le langage SMS. Chez l’adulte à
la formation aboutie, l’expression langagière peut être plus travaillée
et respectueuse des codes du bon langage. La lecture de certaines pages
procure parfois un véritable plaisir. Privilège de l’âge !
3. Beaucoup blogguent pour étaler leurs états d’âmes. Pour «
s’instrospecter » et le communiquer de sorte à être accompagné d’une
empathie la plus large possible. Les jeunes, eux, attendent les
commentaires, réclament de voter pour leur blog. Leur souci est la
notoriété. Poussée parfois assez loin jusqu’à l’envie d’apparaître dans
le « Top des blogs » ou d’être nominés « Blogstars » Cela dit,
certains adultes le recherchent aussi. Mais une chose est manifeste,
chez les aînés, quand le bloggeur va mal, il est prolixe. Car quand la
vie active reprend le dessus et que les humeurs se tempèrent, certains
blogs d’adultes sont tout simplement désertés.
4. Beaucoup, en blogguant n’attendent qu’une chose : être confirmés
dans leur vision de la vie. Si le lecteur se montre trop interpellant,
trop réactif et non empathique, le dialogue se casse… jusqu’à écrire :
« Si t’es pas d’accord, on t’oblige pas à lire. Va voir ailleurs ». On
n’entreprend pas la rédaction d’un blog pour se faire du mal, après
tout, ni pour se lancer la vaisselle à la figure ! On investit pour que
cela rapporte… du cocooning. C’est sans aucun doute un signe des temps.
Ici, pas de débat rationnel. Sur Internet, pour cela, il y a d’autres
outils : les forums, par exemple.
5. Blogguer, pour certains, c’est garder une distance : celle de la
virtualité, mais pour d’autres, pas !. Chez les enfants, c’est même une
attitude que l’on conseille vivement. Chez les adultes par contre, il
est clair que, pour beaucoup, c’est un premier cap vite dépassé. Il
faut rapprocher la ligne éditoriale de certains carnets intimes avec
les espaces de rencontres qui gèrent cette problématique de façon
spécifique. Découvrir l’âme sœur en commençant par déposer des
commentaires sur son blog n’est pas très différent d’établir un contact
par l’entremise d’un site de rencontre virtuelle. Du flirtyphishing
nouvelle forme, en quelque sorte. Entre adultes consentants, la
démarche n’a pas lieu de poser problème comme elle le ferait entre
enfants insouciants, lesquels ne sont alors pas à l’abri de mauvaises
rencontres initiées par des adultes mal intentionnés se faisant passer
pour qui ils ne sont pas. Il n’est donc pas rare de voir s’organiser
des soirées en discothèque à destination des usagers d’une plate-forme
virtuelle. Ainsi, les soirées « Parano.be » , ou les rencontres
internationales organisées, pour leur version belge, au centre
récréatif : « L’hirondelle » à Oteppe.
6. Reste malgré tout le problème de la publicité vis-à-vis des
proches. Intimité et extimité s’entrechoquent : Et si mon conjoint
avait un blog ? Mes enfants ont-ils un blog ? Vais-je chercher à le
lire ? En parlerons-nous ? Les jeunes sont assez limpides dans leurs
préférences : un blog, c’est pas pour être lu par les parents, c’est
pour les copains à qui le jeune donne l’adresse d’hébergement de son
site. Certains croient d’ailleurs naïvement qu’en procédant ainsi, leur
présence est incognito sur la toile. Ils sont tout étonnés d’apprendre
que papa, maman… qu’un professeur ou la direction de leur établissement
ont repéré leur prose ! Les adultes, eux, ouvrent clairement leur pages
au grand public, mais la plupart du temps… ce n’est pas pour le
conjoint, les enfants, le voisin ou le collègue… L’intention est bien
plutôt de nouer contact avec de nouveaux venus. D’où cette pratique
incessante d’aller poster des commentaires chez les autres pour faire
connaître sa propre présence carnetière. Et visiblement, cela marche
selon le principe « Qui se ressemble, s’assemble ». Les concepteurs de
l’interface ont bien compris cette sensibilité puisqu’ils proposent
quasi tous un référencement des « blogs amis » qui s’affichent dans
une des marges de la page principale. C’est une manière d’identifier
les réseaux de connaissances auquel lesquels le bloggueur marque son
appartenance ou, du moins pour lesquels il a de la sympathie. Là
encore, on le constate, « les amis de mes amis sont mes amis ». On a
déjà évoqué, il y a un instant, la tendance « cocooning » des blogs.
S’y ajoute ici son corollaire : le cercle des proches.
7. Beaucoup de bloggueurs n’écrivent que quand ils vont mal. C’est
un constat frappant chez les adultes, alors que les jeunes développent
un continuum assez manifeste. Dans le répertoire des erreurs à ne pas
commettre si l’on veut avoir un blog à succès, figure la nécessité de
tenir son rythme de croisière dans le dépôt de messages. Certains se
disciplinent pour réussir l’exercice, quitte certains jours, à prendre
la plume pour écrire qu’ils n’ont rien à dire. Mais, la plupart du
temps, chacun s’épanche au rythme de ses besoins. Plusieurs adultes ne
le cachent pas : le blog est une forme de thérapie. Si on ne se
cantonne pas aux blogs thématiques, on découvre alors la pluralité des
maux de notre société : solitude, maladie, détresse sociale,
dépression, etc.
8. L’aventure bloggueuse dure « un certain temps » comme le
refroidissement du fût de canon. Un an et demi à deux ans… et puis il y
a essoufflement. On constate la réappropriation du projet éditorial du
fait des événements de la vie. Les années passant, les individus
mûrissent, leurs préoccupations évoluent. Dès lors, on peut comprendre
que certains se sentent à l’étroit en continuant de chausser des
baskets qui ont vécu ! Bien sûr, la blogosphère a son lot d’exceptions.
Impossible ici de couvrir avec plus de précision la description
statistique de l’état de la question.
9. Certains ayant mal enclenché leur aventure blogguienne doivent y
mettre un terme et ouvrir un nouveau site en évitant les travers commis
lors d’une première expérience. La chose n’est pas flagrante, mais
apparaît tout de même dans notre petit panel et a été constatée auprès
d’autres blogs visités plus aléatoirement.
10. Régulièrement, des bloggueurs annoncent la fermeture prochaine
de leur blog, pour déclencher un vent de sympathie. La réponse ne se
fait généralement pas attendre : « Fais pas çà, on t’aime, reste avec
nous… ». Et si le vent ne se lève pas, car cela arrive tout de même
parfois… le silence dure alors quelques jours, voire quelques semaines
tout au plus, puis la plume reprend son écriture, comme si rien ne
s’était passé. On avait déjà mentionné l’effet thérapeutique des blogs.
En ce sens, pour un certain nombre d’auteurs adultes, l’écriture
constitue une bouteille jetée à la mer. Et les aléas de l’existence
conjugués au besoin de partager sa détresse amènent dans les colonnes
des blogs adultes, des problèmes conséquents : perte de travail,
avortement, rupture sentimentale, deuil, nécessité de recourir
désormais à la procréation médicalement assistée après une première
naissance… sont du lot du petit panel retenu pour notre approche !
La blogosphère adulte se révèle donc à l’image de la vie de nos
contemporains. Ses membres s’affichent publiquement avec un besoin
évident d’empathie partagée. Les relations qu’ils établissent
connaissent, pour beaucoup, un développement dans la vie réelle. Les
technologies de communication –rapidement banalisées- remplissent
finalement un rôle de médiation entre des personnes en attente de
contacts personnalisés. La différence de ces technologies par rapport à
celles qui les ont précédées, le téléphone par exemple, c’est qu’elles
organisent la présentation mutuelle des personnes avant même que les
individus ne se rencontrent dans la vie réelle. S’il est bien sûr
possible de travestir la réalité, la mystification ne pourra sans doute
durer longtemps. « Dis-moi ce que tu publies sur ton blog et je te
dirai, au bout d’un certain temps, qui tu es » est sans doute effectif
dans les blogs adultes.
L’extimité est donc le mot d’ordre de la blogosphère. Nous n’avons
cependant pas évoqué ici le fait que le monde des adultes pousse à son
extrême développement cette tendance nouvelle à s’exposer. La dimension
particulière du phénomène est l’abondance croissante des blogs réservés
au plus de 18 ans. La catégorie est présente dans la plupart des
annuaires des hébergeurs et le contenu oscille entre érotisme et
pornographie. Les acteurs de ce commerce –gratuit via les blogs- sont
des amateurs, habités d’un fort besoin d’exhibitionnisme. D’eux-mêmes
ou de leur compagne/compagnon ou conjoint. Certes, certains recourent à
l’artifice du « floutage de visage », mais –à l’examen des sites que
cette étude a réclamé- cette précaution ne semble pas majoritaire.
C’est une part de cette blogosphère adulte que l’on ne peut ignorer
notamment quand, accompagnant des jeunes dans leur découverte des
réseaux, il y a lieu des les informer de la diversité des écrans qui
peuvent surgir. En effet, pour ce qui concerne cet aspect du net, le
seul avertissement qui, généralement, les met en garde, est ce
traditionnel écran où l’internaute est invité à confirmer d’un clic de
souris qu’il est bien majeur et qu’il s’engage à abandonner tout droit
de poursuite en rapport avec le contenu qu’il va découvrir et pour
lequel l’hébergeur se dédouanne de toute responsabilité éditoriale.