''Un pays sans films documentaires est
comme une famille sans albums-photos"
Cette
phrase de Patricio Guzmann,
baseline du Festival documentaire de Lassalle (Cévennes) affirme haut et fort
l’importance de la pratique documentaire dans les représentations et la mémoire
collective. Dans cet album familial dont il parle, nous allons voir en effet
qu’une grande place est donnée aux paysages, à la faune et la flore. Mais à
côté de nos « Trente millions d’amis » vivant dans ce « Jardin
extraordinaire », on accorde aussi aujourd’hui de plus en plus de
développements aux questions climatiques et environnementales en s’inquiétant
également de la sauvegarde de la planète. Alors, caméra au poing, mettons-nous
en route pour une nouvelle séance « Exploration du monde ».
Très tôt,
dans l’aventure cinématographique, la nature a été représentée. Dès la première
heure, elle y a participé à tout le moins en fournissant les décors de
nombreuses séquences. Mais très vite, les paysages, la faune et la flore sont
devenus des acteurs à part entière, allant même jusqu’à prendre la place des
héros autour desquels tournent toute la narration. Tout d’abord dans des récits
réalistes où les cinéastes ont comme ambition de restituer la beauté, mais
aussi parfois la férocité de la nature en la faisant participer à leurs récits
de vie. Mais progressivement, les techniques de captation et les capacités de
montage en studio ont ouvert la porte à des créations plus fictionnelles, le comble
étant atteint quand on a basculé dans les usages technologiques récents (images
de synthèse, 3D…) autorisant des représentations nouvelles, «
véritables « poèmes symphoniques aux accents mystiques sur la vie […],
perspectives d’artistes repoussant les frontières de l’image à celles,
conceptuelles, de l’imaginaire humain ».
Question
de genre, direz-vous
Dans
cette évolution de la littérature audiovisuelle, on serait tenté d’établir une
différence entre les œuvres de fiction et les documentaires.
En effet, dans la grande famille des cinéastes de renom, se trouvent aussi des
documentaristes patentés dont il est clair que les productions sont à
distinguer des grands récits de fiction. On ne fera pas d’amalgames entre les
productions d’un Jacques-Yves Cousteau ou d’un David Attenbourough
et celles d’un Luc Besson ou d’un Steven Spielberg,
par exemple. Pourtant, cette distinction qui semble naturelle, à tel point que,
dès les premiers minutes de la projection d’un film, on a la quasi-certitude de
savoir en présence de quel genre on est, n’est pas du tout aisée à établir
objectivement. En effet, tout dépend de la « relation du filmeur au
filmé, du partage des points de vue à travers l’objectif, de la tournure de la
mise en scène et du montage, de la façon qu'a le film de s'adresser au
spectateur, de l'entraîner à voir à l'écran notre monde commun ou un monde
ajouté ("inventé"), de se faire comprendre comme une énonciation
sérieuse (documentaire) ou feinte (fictive)... ».
Y
a-t-il paradoxe alors, dans un article dédié à cette pratique, à affirmer que
le genre documentaire n’existerait pas en soi ? Force est de
constater pourtant, que, d’un point de vue sémiologique, les constituants
visuels ou sonores ne nous permettent pas, à eux seuls, de situer le film dans
un genre que l’on nommerait documentaire. Il n’y a pas d’indices formels qui le
permette. Même la présence (parfois maladroite et involontaire) d’un micro à
l’image ou de tout autre aveu du processus filmique (bruit de la caméra,
changement brusque de cadrage, …) ne garantit unilatéralement
l’identification de l’intention de l’auteur. Tout au plus un fort indice de
probabilité auquel le spectateur souscrira… s’il le comprend ainsi. Car si le
documentaire se caractérise par une intention de l’auteur, il est aussi à
définir dans la perception consentie par le récepteur. Et ce dernier, en
retour, doit accorder au cinéaste créatif le droit de mélanger les artifices
pour déclencher ses effets spectatoriels. Si les films de fiction n’avaient pas
quelques liens avec le réel, ils ne provoqueraient aucun débat de société. Et à
l’inverse, tout film documentaire contient une partie de jeu, de mise en scène.
En ce sens, docu-fiction ou fiction documentaire, filmer le réel ce n’est pas
donner du réel à voir mais donner à voir une représentation du réel.
De
plus, on ne peut pas, non plus, distinguer le documentaire de la fiction par
l’analyse de la construction énonciatrice : « structure du montage,
présentation chronologique et spatiale des objets et personnages, etc. Tous les
genres empruntent (ou non) à des formes narratives diverses et variées sans que
l’on puisse attribuer spécifiquement un genre à une structure donnée ».
Seules,
les caméras de surveillance
Peut-on alors dénouer l’écheveau en s’accordant sur le fait que le documentaire
veut être avant tout une représentation de la réalité, produite sans intervenir
sur son déroulement, « une prise sur le vif, un cinéma-vérité, »
où les acteurs interprètent leur rôle dans les conditions du direct,
dans un schéma où le réalisateur laisserait venir la réalité à lui (alors que
dans le reportage, il irait vers elle) en respectant un principe de non
intervention (voir encadré), et sans répétition de scène ? On sent poindre
dans ces tentatives de définition, le mythe de l’objectivité. Or, seule la
caméra de surveillance, sans doute, objective les choses à ce point… mais,
reconnaissons-le alors, sans proposer une construction de la narration
suffisante qui satisferait le spectateur.
Ainsi, les caméras branchées sur le nid des faucons pèlerins hébergés
dans le clocher des Saints Michel et Gudule
à Bruxelles n’enregistrent pas en direct un documentaire, même si elles
autorisent un accès visuel à l’intimité des rapaces nichés en ce lieu
autrement inaccessible. De quoi traiterons-nous alors dans cet article consacré
à la nature dans le documentaire ? Disons plutôt d’une catégorie
de films ou d’émissions (car la télévision participe à l’exercice) qui mettent
en scène, et proposent « des
images adéquates du réel pour transmettre des connaissances (fonction
didactique)… la fiabilité des propos étant validés selon le contexte de
diffusion et les publics qui les reçoivent ».
Car
si en soi, la distinction de genres docu/fiction est non pertinente, il faut
pourtant admettre que, d’un point de vue sociologique, l’accord existe bien à
son sujet. Il s’appuie sur l’intention déclarée de l’auteur et aussi surtout
sur le contexte de diffusion et donc de réception de l’œuvre. Il y a une sorte
de contrat moral entre
producteur et spectateur pour établir le statut de l’œuvre avant même son
visionnement.
Ainsi,
le docu est diffusé, selon une promotion spécifique, dans des lieux spécifiques
(festival, chaînes thématiques, avant programme dans les salles, cycles de
conférences, …) et selon des créneaux horaires qui le labellisent comme
tel aux yeux d’un public demandeur de ce type de produits. Une fois cela admis,
on peut admettre sans souci que la créativité cinématographique du
documentariste soit aussi riche que celle d’un fictionniste, et que les
procédés de narration se rejoignent, voire même se confondent pour le plus
grand plaisir du spectateur qui, s’il a décidé de regarder un documentaire, n’a
pas pour autant renoncé à son envie de plaisir spectatoriel.
Marre
des docucu
La
question est classique en pédagogie : Ne peut-on cumuler apprentissage et
plaisir ? Pour être instructif faut-il être rébarbatif ? Dans sa
recherche d’un discours sur la réalité, le documentariste a cette intention
première d’éveiller le spectateur à une conscience nouvelle à propos d’une
dimension de notre existence. Cette tâche éducative (donner l’impression d’une
nouvelle connaissance) qui prime sur la fonction distractive qui appartient
elle plus au genre fictionnel, doit-elle pour autant tomber dans le panneau du
« docucu » ? Non, bien sûr ! Et donc, en réponse à cela, on
voit aujourd’hui avec quelle ingéniosité, quelle créativité, les cinéastes
peuvent utiliser toutes les ficelles du septième art pour produire au creux de
la démarche documentaire des œuvres cinématographiques qui n’ont rien à envier
aux grandes productions hollywoodiennes. Ce n’est pas pour rien que s’y
intéressent des grands noms comme Frédéric Rossif, Jean-Jacques Annaud, Jacques
Perrin, Luc Besson, Richard Attenbourough, Léonardo Di Caprio… et que des voix
aussi prestigieuses que celles de Pierre Arditi, Cécile de France, Mélanie
Laurent ou Morgan Freedman, se prêtent au doublage sonore.
Encadré : Principe de non-intervention
Avec Alain Chabat,
on aimerait souscrire à cette définition du documentaire : « des
scènes de la vie, des images qui parlent d’elles-mêmes ». Mais est-ce
envisageable d’introduire une caméra dans un contexte vivant sans que cette
présence ne modifie l’attitude des acteurs, hommes ou animaux ? Par
ailleurs cette intrusion (située –on dit parfois aussi posée- et souvent en
interférence avec le milieu) garantit-elle une captation qui restitue le
visionnement de « ce qui s’est réellement passé » ?
Il faut admettre une fois pour toute que le tournage d'un documentaire
influe sur la réalité qu'il filme et la guide parfois même, rendant donc
illusoire la distance théorique entre la réalité filmée et le documentariste. « Ce n’est pas une
restitution du réel, une copie du réel, une tranche de vie, une preuve, une
“fenêtre ouverte“ sur le monde (et Dieu sait si cette formule fait florès
notamment pour la télévision). Un documentaire, c’est toujours une proposition,
c’est toujours une narration, c’est toujours une représentation. ».
Cette vision résulte principalement de choix : angle d’attaque, sélection
de plans et montage sont ainsi trois moments de décisions particulièrement
structurants du produit final. Souvent aussi, l’ajout d’une voix-off et d’un
décor sonore contredit la soi-disant capture pure du réel et donc sa restitution
objective. Celui qui voudrait faire croire le contraire, qu’il le veuille ou
non, fait œuvre de propagande. Un documentaire est donc une véritable œuvre de
création, qui ne saurait prétendre à l'objectivité, contrairement à ce dont il
se voit souvent implicitement investi.
Le chat sur l’épaule
Le cinéma documentaire est né de la rencontre
entre le désir des cinéastes d'explorer le monde et la passion des inventeurs
d'enregistrer le réel : « Entre Louis et Auguste Lumière, filmant le
déjeuner en famille avec une caméra cinématographe noir et blanc muette et
Dominique Cabréra
se filmant elle-même avec une caméra DV numérique en couleurs et sonore, il y a
cent ans d'écriture documentaire et d'inventions techniques.
Les cinéastes ont cherché à transmettre, avec leur point de vue, la vie
quotidienne de leurs contemporains en s'approchant progressivement au plus près
de leur intimité, jusqu'à parfois devenir les propres "acteurs" de
leurs films ». Impossible de retracer ici toute ce parcours
historique de l’évolution des techniques. Ce n’est d’ailleurs pas le propos.
Une chose est sûre : la miniaturisation a permis la portabilité du
matériel et la synchronisation des composantes audio et visuelle. Évoquons
d’abord ce premier moment charnière de l’aventure technologique : les
travaux de mise au point de la caméra Aäton par Jean-Pierre Beauvialla. C’est en
1967 que cet ingénieur, maître-assistant en électronique à l'université de
Grenoble et passionné de cinéma, conçoit le projet de tourner un film :
raconter la place des hommes dans la ville… Ayant constaté que le matériel
correspondant à son projet tel qu'il l'imagine n'existe pas, il entreprend de
le fabriquer. Il construit donc un prototype, dont la principale nouveauté
consiste à donner aux prises de vues et de son une référence unique : le time
code. En clair, l'heure à laquelle ces images et ces sons ont été captés est
incrustée sur la pellicule et sur la bande magnétique. Ce procédé permet de
retrouver ensuite la simultanéité d'événements que la technique de tournage
oblige à disjoindre.
C’est une révolution.
Elle sera suivie de la conception d’une caméra 16 millimètres, dite du
« chat sur l'épaule »… « Une caméra intelligente, conforme
aux contraintes physiques comme aux besoins techniques du cinéaste, légère,
rationnelle, ergonomique qui trouvera son achèvement dans la A-minima, la
caméra super-16 la plus légère du monde ».
Les évolutions technologiques se sont ensuite
poursuivies. Pensons aux formats successifs des pellicules (35 mm, 16mm, super
16, puis 8mm et super 8) pour nous amener à l’heure du numérique et à
l’intégration des nanotechnologies. De sorte que les outils de captations, mais
aussi ceux de traitement et de montage des images et du son d’aujourd’hui
révolutionnent le métier.
Peu de similitude donc entre l’aventure
cinématographique de la première heure : Robert Flaherty réalisant ses tout premiers Nanouk,
l’esquimau (1922),
Moana
(1926) ou L’homme d’Aran (1933)…
et Avatar
(2009), par exemple, réalisé par James Cameron, lequel recourt aux effets
spéciaux innovants (images de synthèse, caméra infrarouge et motion capture,
etc.).
Le cinéma direct
Le cinéma documentaire, disions-nous, est né du
désir des cinéastes d’explorer le monde. C’est sans aucun doute à
l’anthropologie visuelle que l’on doit le démarrage des productions
documentaires. Robert Flaherty (USA), Dziga Vertov (URSS) ou Jean Rouch
(France) sont des passionnés du tournage auprès de populations alors inconnues
du grand public. Leurs œuvres pionnières en la matière constituent les
premières « Explorations du monde », les premières visites en « Terres
lointaines »
qui en appelleront bien d’autres.
L’œuvre des pionniers relève de cette intention
de faire du cinéma-vérité, sans contrôle, sans direction d’acteurs ni
répétition de scène. Une caméra de participation qui pose le cadre dans
l’histoire (et non l’histoire dans le cadre, comme le ferait la fiction). Ce
cinéma direct n’a pas encore de prétention didactique. Juste l’aveu d’une
subjectivité assumée quand on plante sa caméra dans le quotidien des gens et
qu’on les capture dans le champ de l’objectif (parfois même sans son
enregistré, ni ajout de voix-off). Une sorte de candid eye, de ciné-œil. Nanouk,
l’esquimau est
pourtant une commande faite au cinéaste par un grand fourreur parisien. Et la
tentation est alors grande de parfaire. Ainsi, Flaherty, dès la première heure,
va arranger la réalité pour les facilités du tournage (dans Nanouk,
l’esquimau :
création d’un igloo plus grand que nature pour y disposer le matériel de tournage
et bénéficier d’une capacité de plan large, répétition de scènes pour atteindre
une vérité profonde, et jusqu’à l’engagement d’acteurs non professionnels tout
comme dans l’Homme d’Aran où le pêcheur, personnage central, n’est pas vraiment
pêcheur, ni ses proches, des membres avérés de sa famille).
Dès les premières heures du documentaire se pose
donc déjà la question de l’existence d’un genre spécifiquement documentaire.
Lors du tournage de l’Homme à la caméra (1929), un film muet qui décrit le quotidien des
habitants d’Odessa, filmés du matin au soir, explorant toutes les facettes du
travail, des loisirs, de la ville…, Dziga Vertov opte pour une tout autre
attitude. Là où Flaherty engageait le dialogue avec ses acteurs et participait
à l’action, quitte à aménager les décors et à faire répéter des scènes, Vertov,
tel un voyeur, filme à la sauvette
des anonymes en plan plus large pour éviter toute intervention. Chez lui, pas
de casting, ni de direction d’acteurs… puisque ceux-ci ignorent la plupart du
temps qu’ils sont filmés. Son cinéma n’est pas de participation mais de
construction. C’est au montage que la narration va se mettre en place. Encore
qu’ici, il n’y a pas de voix-off, ni d’habillage sonore, pas même d’intertitres
entre les séquences muettes donc. C’est ce que l’on appellera le
« ciné-œil » de Vertov. Mais ce ciné expérimental qui inaugurera
pourtant une vague avant-gardiste, en dérange d’autres, et jusqu’au frère de
Vertov lui-même qui co-réalisait pourtant l’Homme à la caméra mais qui cessera de travailler
avec son frère dès ce moment. L’homme à la caméra a suscité des commentaires pas
toujours louangeurs. Sergueï Eisenstein, par exemple, qualifie ces images de
« coq-à-l'âne formalistes et de pitreries gratuites dans
l'emploi de la caméra ».
Nous sommes aux débuts de l’aventure documentaire
et tout est déjà en place qui identifie cette question de positionnement :
cinéma de participation, voire d’interférence ou même de militance versus
cinéma-vérité, caméra cachée, images volées,… quitte à renoncer à tout
esthétisme, à toute construction narrative cohérente… du cinéma de brousse,
pour le seul collectage et l’archivage de rushes témoins ?
Filmer pour être vu
Le documentaire est né du désir des cinéastes
d’explorer le monde, certes ! Et de la passion des inventeurs
d’enregistrer le réel…aussi ! Mais il ne faut pas perdre de vue que
l’aventure n’aurait été possible sans l’envie du public de vivre ces « Rendez-vous
en terres inconnue s » et, à défaut de s’y rendre physiquement, d’y être
transportés par le truchement des cinéastes. En effet, toute création
cinématographique se conçoit pour un public. Qu’il s’agisse du monde
scientifique ou du grand public, le documentariste est toujours en dialogue
avec un interlocuteur absent lors du tournage. Il est un
« go-between » , comme le
dit François Niney
qui aligne trois regards : ceux du filmé, du filmeur et aussi du
spectateur. Peut-on d’ailleurs dire qui, de l’œuf ou de la poule, a commencé
l’aventure ? Certes, les explorateurs du monde n’attendent pas de commande
pour déclencher leur caméra. Le spectacle du monde qui s’offre à eux justifie
pleinement qu’ils crient « Silence, on tourne » ! Mais qu’en
est-il des bobines, si elles doivent rester éternellement au fond de malles de
voyages, ou sur des rayonnages poussiéreux de médiathèques ? Un film est
produit pour être diffusé. L’histoire des documentaires, ceux de la nature
comme tous les autres, passent donc aussi par l’inventaire des circuits de
distribution. Et la production nature a ses hauts lieux qu’il faudra
mentionner.
Exploration du monde
Si les premiers documentaires ont pu constituer
des œuvres à part entière justifiant pleinement le déplacement du public vers
les salles de projection, cela relevait surtout sans doute au fait que le
cinéma lui-même était une nouveauté. Mais dès que les œuvres de fiction ont
pris leur place dans la programmation des salles obscures, le documentaire
s’est progressivement niché dans les avant programmes et ce, notamment du fait
que les docu. se déclinaient volontiers sous le format de courts-métrages.
Idéal en ouverture de séance. Et cela a donné au docu un statut honorable qui a
en permis la distribution. Toutefois des programmations spécifiques de
documentaires ont pris le relais, créant pour les documentaristes une voie de
diffusion d’excellence. Ainsi, en Belgique, le cycle des « Explorations
du monde »
existe depuis 1950. Le 5 décembre, c’est Roger Frison Roche, l’explorateur et
écrivain français, qui inaugurait la formule avec son "Mille
Kilomètres dans le Grand Désert". L'un
des tout premiers films en couleur... Participaient aussi à la programmation
des débuts, Haroun Tazieff, le volcanologue belge d’origine polonaise (Au milieu des cratères en
feu), Maurice
Herzog, l’alpiniste français qui a fait découvrir l’Annapurna,
premier 8.000, Alain
Bombard, le biologiste français qui présenta le récit de son Naufrage
solitaire. On le
constate, au centre des récits : la nature lointaine, merveilleuse,
indomptée aussi, ou alors maîtrisée par des pionniers à l’aventure desquels le
public a ainsi l’impression de participer. Ces cycles de conférence, depuis
leur création, n’ont cessé de renouveler leurs adhérents. 60 ans plus tard, Exploration
du monde, ce n’est
pas moins de 650 séances pour une saison, 70 salles visitées en Communauté
française par 150.000 spectateurs dont 12.000 abonnés (4.000 rien que sur
Bruxelles). Un
véritable attrait et un débouché non négligeable pour les documentaristes.
Des crocos dans mon salon
Si la concurrence se fait rude entre petit et
grand écran, ce n’est pas pour déplaire aux cinéastes de la nature qui verront
ainsi se multiplier les opportunités de diffusion. A tel point que si certains
sont des habitués de la programmation en salles (pensons à la tribu des
Mahuzier par exemple, pour Exploration du monde : Albert, Jeannine et leurs neufs
enfants, dont Philippe et Alain devenus à leur tour documentaristes), d’autres
se tailleront une belle renommée dans la diffusion télévisuelle de leurs
œuvres. Ainsi un David Attenbourough, à la fois scénariste, réalisateur,
producteur privé, mais aussi cadre de la BBC, et qui inaugure son parcours
documentariste avec la série Zoo Quest, dans les années’50. Sa carrière
jusqu’à ce jour a donc connu toutes les évolutions technologiques et de
façonnage du documentaire nature. Au début de sa carrière de cinéaste
animalier, la série qui le fait connaître est produite en 16 mm à l’occasion de
captures d’animaux sauvages, partout à travers le monde, animaux devant
grossirent les collections du zoo de Londres. Dit ainsi, cela ressemble à de la
caméra amateur. À l’autre bout de sa carrière, Attenbourough est en ce moment
occupé de finaliser « Frozenplanet » (sortie annoncée sur BBC One en
octobre 2011) : 4 années de tournage aux pôles Arctique et Antarctique.
Sans doute la plus grande expédition polaire de notre époque, ayant obtenu le
concours pour le tournage, de sous-marins nucléaires soviétiques,
d’hélicoptères de la Royal Naval, de brise-glaces américains et l’acceptation
par ses équipes de conditions de tournage des plus périlleuses pour donner à
voir ce qui sera sans aucun doute le dernier visage des pôles avant la
disparition de leur état actuel. A tel point que certains s’interrogent :
« Y a-t-il encore une vie sur terre après Attenbourough ? »
Andrew Antony, dans The Observer l’affirme : « Attenbourough
a joué un rôle décisif dans notre perception du monde, changeant non seulement
notre rapport à la télévision mais transformant aussi notre compréhension de la
nature et plus largement de la planète entière » . Son œuvre est aujourd’hui couronnée de
nombreux titres. Certes, des prix cinématographiques (tout récemment encore le
IBC International Honour for excellence),
mais aussi des distinctions honorifiques, reçues à titre personnel, et qui
attestent d’une large reconnaissance de la pertinence de son travail (entre
autres : Commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, Membre de la Royal
Society et Membre de l’ordre du mérite britannique). Pas une chaîne de
télévision qui fasse l’impasse sur les travaux d’Attenbourough pour agrémenter
ses émissions nature. C’est notamment fréquent dans le cas du Jardin
extraordinaire, en
Belgique, depuis sa création en 1965.
Castings animaliers
Si les télévisions achètent des programmes, elles
en produisent également. Parmi ceux dédiés à la nature, la faune et la flore,
il y a aussi des émissions de plateau grand public sur le monde animalier.
Parmi elles, « Trente millions d’amis » est un exemple emblématique. 30M
d’amis, c’est déjà
plus de 30 années de mobilisation et de militance pour la protection des
animaux. Car si le 6 janvier 1976, Reha et Jean-Pierre Hutin, journalistes de
presse et de télévision, amoureux passionnés et ardents défenseurs des animaux,
lançaient la première émission, c’est ensuite, deux ans plus tard une revue qui
voit le jour, puis la mise sur pied d’une Association de Défense des Animaux de
Compagnie (ADAC), en 1982 qui débouche finalement sur la création d’une
Fondation reconnue d’intérêt public. Un vaste projet cinématographique
animalier, sans doute très rentable, et qui prend donc la précaution de se
couvrir quant à d’éventuelles critiques. Car c’est aussi 30 M
d’amis qui, en 1995,
crée « un visa certifiant que les animaux acteurs mis en scène
dans un film de cinéma, une fiction TV ou un spot publicitaire ont été bien
traités et n'ont subi aucune violence ou souffrance. Ce contrôle est une
nécessité pour éviter les abus de certaines productions soucieuses d'obtenir un
résultat spectaculaire au détriment des animaux qu'elle emploie ». Quoi de plus rassurant pour le téléspectateur
éventuellement inquiet des conditions de tournage, que de voir 30M
d’amis se faire
elle-même la défenderesse d’une législation stricte en matière de respect de
l’animal.
Dame nature aime les bouquets++
Emissions de plateaux et diffusions de reportages
documentaires ou de docu-fictions animaliers constituent un panel de diffusion
qui se maintient bien dans les grilles de programmation. L’arrivée des bouquets
numériques et de la télévision à la demande ouvrent même l’espace. Des chaînes
thématiques choisissent de diffuser prioritairement des docus consacrés à la
nature, la faune et la flore. Planète + (1988 - Canalsat), Chasse et pêche (1996 – AB Groupe), Animaux (1996 – AB Groupe), National
Geographic Channel
(1997 - Canalsat), Planète+ Thalassa (2002 – Canal+ et France
Télévision), Ushuaia TV (2005 - Groupe TF1), Ma planète (Junior) (2007 – France) sont parmi les
principales accessibles chez nous. Certaines sont des canaux d’excellence qui
perdurent, alors que d’autres sont des projets qui n’auront tenu que quelques
années. Mais il y a assurément un public qui réclament ces programmes et
assurent donc des débouchés de diffusion pour les producteurs. Encore faut-il
s’être fait remarquer par les programmateurs pour avoir sa chance d’être
diffusé… Un challenge pour tous les films qui doivent faire leur carrière. Et
donc, à moins que d’être produit par une vedette du petit ou du grand écran
(pas de souci quand on s’appelle Spielberg, Besson, Annaud…), l’aventure
commence dans la compétition des Festivals, dont certains sont spécifiquement
dédiés au documentaire et plus spécialement encore au Film nature.
En encadré, sous forme de
tableau ?
Le docu a aussi ses
grandes messes
Documentaire, docu-fiction
ou fiction complète, certaines grandes productions concourent à Cannes, à
Berlin, à Venise… et remportent parfois des Palmes, des Ours, des Lions d’or,
des Oscars… C’est indubitablement une promesse de programmation assurée pour
eux. Les autres, plus classiquement, s’inscriront à des Festivals diffusant
spécifiquement des documentaires. Ainsi, le DOK, Festival International du
Documentaire et du film d’animation de Leipzig, (depuis 1955), le Festival
International du Documentaire de Lussas, en Ardèche (depuis 1989), le Cinéma du réel, le Festival International du
Film documentaire de Paris (depuis 1976), l’IDFA, International Documentary Film
Festival d’Amsterdam (depuis 1988), le FidMarseilles (depuis 1990 - Festival
international de Cinéma… documentaire), Traces de vie, Les rencontres du film
documentaire organisées par l’Institut de travail social d’Auvergne (depuis
1991), Visions du réel, le Festival International du documentaire de Nyon en
Suisse (depuis 1995) et son Doc Outlook International Market, son marché international, RIFD, Les rencontres internationales
du film documentaire de Montréal (depuis 1998), Champ et
contre-champ,
Festival de films documentaires de Lassalle dans les Cévennes, (depuis 2001), le
FIFO,
Festival International du film documentaire océanien (depuis 2004), le Millenium
de Bruxelles (depuis
2009), le FIDADOC, Festival International de Documentaire d’Agadir (depuis
2009),… entre autres du genre.
Sans parler des Festivals
nature comme celui
de Namur (depuis 1994) ou des Festivals dédiés à l’environnement, comme Science-frontières, Festival consacré au
documentaire sur l’environnement et le développement durable, à
Puy-Saint-Vincent, dans les Hautes Alpes (depuis 1984), le FIFNE, Festival International du Film
nature et de l’environnement organisé par la Région Rhône-Alpes (depuis 1985), le
FIFEM,
Festival International du film sur l’Environnement à Niamey au Niger (depuis
1994), le FICA, Festival international du film sur l'environnement de Goias au Brésil
(depuis 1999), Planet
in focus, Festival
International sur l’Environnement de Toronto (depuis 2000), le FFE, Festival du film de
l’environnement de Poitiers (depuis 2008), … et la liste n’est pas finie.
Nouvelle vague
Du côté de l’offre documentaire, la faune et la
flore constituent un réservoir inépuisable. Même si, et à plus forte raison
quand on est déclaré « espèces en voie de disparition ». Mais du côté
de la demande, ce sont de nouveaux thèmes qui font leur apparition. En effet,
développement durable, réchauffement climatique, pollution et accidents
écologiques, éco-consommation et alter mondialisation sont devenus des thèmes
particulièrement porteurs d’audience. Ces nouvelles préoccupations nourries aux
faits d’actualité alarmistes alimentent divers nouveaux traitements médiatiques
de la nature. Pour se cantonner au documentaire (et laisser le monde de la
fiction à d’autres),
on notera le succès télévisuel des productions « Ushuaia » de l’écologiste Nicolas Hulot,
des diffusions de la « Terre vue du ciel » de Yann Arthus Bertrand, du
Magazine « Thalassa » présenté par Georges Pernoud, …
Ces diffusions récurrentes se partagent l’audience avec des programmes one shot
tout aussi ciblés. Pensons à la diffusion de documents devenus emblématiques de
cette préoccupation citoyenne en marche : « Le cauchemar
de Darwin »
d’Hubert Sauper (2004), primé par un Oscar du meilleur documentaire
long-métrage [Eco système du lac Victoria après l’introduction massive de
perches du Nil] « Une vérité qui dérange » de David Guggenheim (2006),
Oscar du meilleur documentaire en 2007 [Réchauffement climatique, avec
intervention d’Al Gore]. « Nos enfants nous accuseront » de Jean-Paul Jaud (2008)
[Empoisonnement des aliments par la chimie agricole]. « Le
monde de Monsanto »
de Marie-Monique Robin (2008) [de la dioxine aux OGM], « Severn,
la voix de nos enfants » de Jean-Paul Jaud (2010) [Quel monde pour les générations
futures ?], « Home » réalisé par le duo Luc Besson-Yann Arthus Bertrand
(2009) [La pression de l’homme sur l’environnement et les conséquences en
matière climatique], « Solutions globales pour un monde
local » de
Coline Serreau (2010) [Face aux catastrophismes, des solutions alternatives
concrètes existent] et pour arrêter là une liste toujours à compléter, « Into
eternity » de Michael
Madsen en 2011 [les déchets nucléaires].
Conditions de tournage
Traiter cinématographiquement les questions en
lien avec la nature et les équilibres fragiles de notre condition humaine
passe, quoi qu’on veuille, par les lois de la communication et du marché. La
quête d’audimat réclame qu’on choisisse des sujets porteurs et que l’on
peaufine le traitement. Le docu, quand bien même il s’efforcerait de
« dire le réel à travers des images adéquates, de sorte à transmettre des
connaissances » n’est pas exempt du recours à des procédés cinématographiques.
Un exemple emblématique contextualisera ce propos. Nous choisissons pour ce
faire les conditions du tournage de l’épisode « Les évadés du
temps », un
numéro de l’émission Ushuaia de Nicolas Hulot. Les magazines télévisuels de l’époque
annoncent au spectateur qu’il aura la chance de découvrir les premières images
de la rencontre du reporter ethnologue avec une peuplade restée ignorée du
monde jusqu’à nos jours. Une civilisation pré lithique (entendez d’avant l’âge
de la pierre) qu’e le spectateur découvrira donc indemne de toute influence
civilisée. Les premières images (et les commentaires qui accompagnent)
illustrent ce qui est sensé être une rencontre spontanée… après des mois de
recherche et de localisation. Plusieurs plans d’images se succèdent, certains
sont pris à bord du bateau qui s’est enfoncé profondément au cœur de la
mangrove, d’autres sont des images aériennes prise d’hélicoptère. Certaines
sont même réalisées à hauteur de pirogues… du côté cette fois, non des
civilisés, mais des primitifs… Premiers échanges naïfs avec les Asmats, une
ethnie papoue récemment encore anthropophage de l’Iran Jaya en Nouvelle-Guinée
orientale ? Des images adéquates pour rendre compte du réel ? Oui…
Mais de quel réel ?
Marc Dozier, journaliste spécialiste de cette
région, dénonce, dans une lettre à plusieurs journaux, « une mascarade
chez les Papous». À sa suite, plusieurs
scientifiques, dont l'archéologue Pierre Pétrequin, mettent en cause l'émission
tandis que le réalisateur Luc-Henri Fage (auteur lui aussi d'un documentaire
sur les Papous) dénonce une «méga production hollywoodienne». Nicolas Hulot est mis en cause pour ce que d’aucuns
jugent une «dramatisation outrancière au mépris de la vérité »».
La raison de cet emballement ?
Informations prises, dit la rédaction de Libé, il apparaît que « la
production, en échange de cartons de tabac, a obtenu des Asmats qu'ils miment
pour l'occasion une scène traditionnelle. Shorts, baskets et canots à moteur
ont été remisés pour faire plus «vrai». Permettant au commentaire de «mettre en
regard les peuples papous de l'Irian Jaya qui incarnent magnifiquement
l'humanité des origines et [...] le reste de la planète fasciné par
Internet ». Et ce n’est pas le seul
« aménagement de la réalité » que la production a orchestré. Voici ce
que répond Franck Desplanques, réalisateur de documentaires, à qui Raphaël
Garrigos demandait pour Libération toujours, s’il avait l’impression que l’on
avait truqué les images d’Ushuaia. Il répondait : « Avant,
un documentaire, ça consistait à aller sur le terrain et à montrer ce qu'on
avait vu. Aujourd'hui, c'est plus compliqué. Dans l'émission de Hulot, tout est
à peu près en place, mais il y a un peu de reconstitution : les gens sont
habillés dans des vêtements d'apparat, alors que, sur place, ils ne sont jamais
comme ça. Les premières scènes dans le village asmat, par exemple : en temps
normal, ils sont tous en T-shirt, short et baskets, alors qu'on les voit là
dans des pagnes tout neufs avec de belles coiffes. C'est du cinéma, mais
pourquoi pas? Si la réalité a été un peu modifiée, ce n'est pas pour autant du
mensonge ». C'est plutôt un
aménagement. Le documentaire de Hulot est un documentaire aménagé où la partie
asmat est mise en scène. […]En réalité, ce ne sont pas des gens de l'âge de
pierre, ils sont là, à notre époque, ils ont conscience de tout ce qui se passe
autour d'eux. En plus, dans cette région, ils ont eu la visite de plusieurs
télévisions, il y a des touristes, il y a du passage. J'aimerais qu'on leur
donne la parole, qu'on leur demande quels sont leurs problèmes. Il y a une
fonction de témoignage qui est absente, et c'est dommage. Cette population est
soumise à l'une des plus grosses exploitations d'or et de cuivre du monde qui
détruit tout l'environnement, et Hulot n'y fait qu'allusion. J'aimerais qu'on
découvre que ces gens sont bien plus que des acteurs pour une bande dessinée
d'expédition. Ce n'est pas juste le bon sauvage dans sa forêt ».
À la
question de savoir si l’option prise par Hulot est fonction d’un manque de
télégénie d’une ethnographie plus sociale, Desplanques répond que ce n’est
tout simplement pas le créneau de Hulot. « Lui propose une
découverte de la planète basée sur la nature et il oublie le côté humain de
cette nature. Avec cette émission, on est encore sur les bases de vieux
documentaires du début du siècle, où l’on allait voir les sauvages et où l’on
avait les yeux écarquillés de surprise ».
On voit par cet exemple de diffusion récente, que
l’on est en permanence dans un récit, lequel réclame inévitablement des
procédés de narration. L’acceptation des conditions de tournage avec tout ce
que cela réclame de « bonne prise », du fait notamment d’un jeu
d’acteurs non professionnels sollicités pour jouer leur propre rôle au sein
d’une mise en scène commentée… tout cela indique que l’on est dans la
construction et la représentation… Et donc, au moment de scénariser le
tournage, il est possible d’envisager des procédés narratifs assez différents
les uns des autres.
Typologie des modes de captation (d’après Bill
Nichols)
Selon l’intention du documentariste, on peut
d’abord se mettre en mode observation. La caméra essaye de se faire discrète. Le montage
tente une reconstruction spatio-temporelle. Mais cette sobriété fait plutôt
songer à la captation de rushes encore à valoriser… À tout le moins par le
commentaire d’un éventuel conférencier, par exemple, ou celui d’un enseignant
exploitant le court-métrage dans un auditoire dans le cadre d’un cours. On est
quasi en présence d’images d’archives, sorte de no comment dont le sens doit
alors être révélé d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi, à ce premier
exercice, on lui choisit souvent plus volontiers le mode exposé. L’intention documentaire
s’exprime alors au travers d’une continuité d’argumentation. Même si le ton d’une
voix off donne l’illusion de l’objectivité, il s’agit bien souvent d’une
véritable construction narrative, laquelle ne se contente pas d’aider à la
compréhension de rushes, mais prend la main y compris sur le tournage, de sorte
à capter les images qui seront nécessaires à l’illustration d’un propos déjà
pressenti. Si le documentariste a cette sensibilité en lui, on imagine aisément
que des réalisations documentaires puisent aussi prendre la forme de véritables
œuvres esthétiques. C’est ce que l’on appelle le mode poétique. L’art se met alors au service du
discours sur la nature. Accueillante ou féroce, celle-ci sera magnifiée autant
que faire se peut, par des images à l’esthétique raffinée, sur fond d’habillage
sonore bien choisi. Le mode interactif-participatif, lui, envisage l’intrusion du
processus filmique dans la réalité à traiter. Les acteurs sont avertis et leur
concours est parfois guidé pour
les besoins du tournage. Sans doute faut-il conclure que c’est un mode moins
approprié à la représentation du monde sauvage ou celui de la flore et des
grands espaces. Par contre, le mode réflexif est sans doute celui qui autorise
les plus grands développements et les œuvres d’auteurs les plus abouties. Il
s’agit bien là d’affirmer un point de vue, de défendre une idée. C’est, par
excellence, le cinéma documentaire d’auteur. Conscient d’un certain nombre
d’enjeux, le réalisateur entreprend une démarche de conscientisation d’un
public encore trop ignorant de tels ou tels facteurs. La dimension didactique
est centrale. Celle-ci peut chercher à atteindre une prise de conscience, voire
à induire de nouveaux comportements. Et donc, il y a donc parfois peu du mode
réflexif au mode performatif, quand le cinéaste investigateur se décide à intervenir sur
le réel, en toute subjectivité… pour lancer un mouvement de pensée, voire
déclencher une mobilisation citoyenne.
Effet de mode
La
dimension didactique fréquemment nichée au cœur de la démarche documentaire
requiert que le réalisateur soit compétent quant à l’objet de son tournage.
Christophe Deleu désigne du
terme producteur-intellectuel ce premier profil de documentariste qui
interviewe un spécialiste, se comportant alors comme un médiateur entre le
détenteur d’un savoir et les auditeurs. Car bien sûr, il est des passionnés du
film de nature qui ne sont pas pour autant des scientifiques patentés. Leur
propos doit dès lors être crédibilisé par l’intervention d’experts.
Pourtant,
d’autres réalisateurs produisent de l’info, plus ou moins savante c’est selon,
à propos des grands enjeux de notre planète. Ceux-là sont plutôt des
producteurs-journalistes, travaillant selon les méthodes du métier de l’info
(souci de l’objectivité, distance par rapport au sujet, volonté de donner des
informations), mais bénéficiant pour traiter leurs sujets, de formats magazines
heureusement éloignés des contraintes d’un JT, par exemple où le propos doit
être généralement développé dans les limites de la minute trente.
Or
ce type de traitement, façon info journalistique, connaît aujourd’hui des
orientations que l’on va retrouver aussi dans l’évolution de la pratique
documentaire. Si une certaine forme de journalisme réclamait que les avis
autorisés sur une question d’actualité soient donnés par des sommités, il
semble que de plus en plus, on fasse appel à des people pour débattre du
quotidien, quand le micro trottoir ne descend pas jusque dans la rue pour
peut-être par là, renvoyer à l’auditeur un signal sur « ce qu’il est bon
de penser pour être dans la norme ». Dans ce traitement discutable de l’info,
on comprend aisément que la mise en scène de personnalités people offre une
accroche particulière. C’est la veine qu’exploitent également aujourd’hui des
productions d’émissions mixtes à la jonction du documentaire et de la télé
réalité. Ainsi, en est-il des « Rendez-vous en terre inconnue » lors desquels Frédéric Lopez, le
présentateur-réalisateur invite un chanteur ou un comédien à partager le
quotidien d’habitants de la terre nichés dans une contrée tout autant
inapprochée par l’artiste que par le téléspectateur. Aux tout débuts du
documentaire en 1952, un Jean Rouch, ethnologue, nous faisait découvrir la
chasse à l’hippopotame par les pêcheurs Sorko du Niger. L’exercice est
autrement décliné aujourd’hui quand c’est Zazie, la chanteuse qui nous font
découvrir le quotidien de la tribu Korowai (Indonésie) ou Gérard Jugnot, le
cinéaste qui partage devant la caméra, sa sensibilité émerveillée au contact de
cette famille Chipayas, peuple de l’eau isolé de tout, au cœur de l’altiplano
bolivien. Mais c’est bien la même démarche ethnologique. Certes, il y a ici
volonté de vulgarisation… mais le focus est mis ici aussi sur la découverte
d’une communauté humaine jusque-là inconnue. Le truchement de la vedette, c’est
la nouveauté… amenée sans aucun doute par la mode médiatique du
moment : la télé réalité. Dès
lors, là où l’ethnologue s’effaçait devant son sujet, le
producteur-journaliste-animateur s’inscrit dans le champ, (Frédéric Lopez est
bien présent à l’écran tout au long du reportage en voie directe et en off). Il
y invite des faire-valoir et entreprend, non seulement d’informer mais de
distraire en ne lésinant pas sur les effets pouvant toucher l’émotivité de son
invité et donc celle du spectateur. Il y a une forte mise en scène qui ne
révèle pas nécessairement les coulisses du tournage. Mais tout autant que pour
une fiction, les making of de ce type de productions sont intéressants à
découvrir. Le public averti est en effet demandeur d’explications
complémentaires, ne boudant pas son plaisir, mais s’interrogeant parfois aussi
quant à la déontologie mise en œuvre par la production comme en atteste ce
dialogue ci-dessous, repris d’un forum sur le site Internet de France II et qui
nous ferait volontiers conclure : « Ils ont tout compris de la pratique
documentaire, de son intention et de ses limites ! ».
En encadré, la réponse du réalisateur Franck Desplanques (tiens, celui qui
critiquait quelque peu le travail de Nicolas Hulot dans « Les évadés du
temps ») qui confirme cet équilibre toujours à construire pour faire une
bonne émission documentaire sans outrepasser les règles déontologiques de base.