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Le documentaire nature, un genre spécifique ?


''Un pays sans films documentaires est comme une famille sans albums-photos"

Cette phrase de Patricio Guzmann[1], baseline du Festival documentaire de Lassalle (Cévennes) affirme haut et fort l’importance de la pratique documentaire dans les représentations et la mémoire collective. Dans cet album familial dont il parle, nous allons voir en effet qu’une grande place est donnée aux paysages, à la faune et la flore. Mais à côté de nos « Trente millions d’amis » vivant dans ce « Jardin extraordinaire », on accorde aussi aujourd’hui de plus en plus de développements aux questions climatiques et environnementales en s’inquiétant également de la sauvegarde de la planète. Alors, caméra au poing, mettons-nous en route pour une nouvelle séance « Exploration du monde ».

Très tôt, dans l’aventure cinématographique, la nature a été représentée. Dès la première heure, elle y a participé à tout le moins en fournissant les décors de nombreuses séquences. Mais très vite, les paysages, la faune et la flore sont devenus des acteurs à part entière, allant même jusqu’à prendre la place des héros autour desquels tournent toute la narration. Tout d’abord dans des récits réalistes où les cinéastes ont comme ambition de restituer la beauté, mais aussi parfois la férocité de la nature en la faisant participer à leurs récits de vie. Mais progressivement, les techniques de captation et les capacités de montage en studio ont ouvert la porte à des créations plus fictionnelles, le comble étant atteint quand on a basculé dans les usages technologiques récents (images de synthèse, 3D…) autorisant des représentations nouvelles,  «  véritables « poèmes symphoniques aux accents mystiques sur la vie […], perspectives d’artistes repoussant les frontières de l’image à celles, conceptuelles, de l’imaginaire humain »[2].

Question de genre, direz-vous

Dans cette évolution de la littérature audiovisuelle, on serait tenté d’établir une différence entre les œuvres de fiction et les documentaires[3]. En effet, dans la grande famille des cinéastes de renom, se trouvent aussi des documentaristes patentés dont il est clair que les productions sont à distinguer des grands récits de fiction. On ne fera pas d’amalgames entre les productions d’un Jacques-Yves Cousteau ou d’un David Attenbourough et celles d’un Luc Besson ou d’un Steven Spielberg[4], par exemple. Pourtant, cette distinction qui semble naturelle, à tel point que, dès les premiers minutes de la projection d’un film, on a la quasi-certitude de savoir en présence de quel genre on est, n’est pas du tout aisée à établir objectivement. En effet, tout dépend de la « relation du filmeur au filmé, du partage des points de vue à travers l’objectif, de la tournure de la mise en scène et du montage, de la façon qu'a le film de s'adresser au spectateur, de l'entraîner à voir à l'écran notre monde commun ou un monde ajouté ("inventé"), de se faire comprendre comme une énonciation sérieuse (documentaire) ou feinte (fictive)...[5] ».

 

Y a-t-il paradoxe alors, dans un article dédié à cette pratique, à affirmer que le genre documentaire n’existerait pas en soi ? Force est de constater pourtant, que, d’un point de vue sémiologique, les constituants visuels ou sonores ne nous permettent pas, à eux seuls, de situer le film dans un genre que l’on nommerait documentaire. Il n’y a pas d’indices formels qui le permette. Même la présence (parfois maladroite et involontaire) d’un micro à l’image ou de tout autre aveu du processus filmique (bruit de la caméra, changement brusque de cadrage, …) ne garantit unilatéralement l’identification de l’intention de l’auteur. Tout au plus un fort indice de probabilité auquel le spectateur souscrira… s’il le comprend ainsi. Car si le documentaire se caractérise par une intention de l’auteur, il est aussi à définir dans la perception consentie par le récepteur. Et ce dernier, en retour, doit accorder au cinéaste créatif le droit de mélanger les artifices pour déclencher ses effets spectatoriels. Si les films de fiction n’avaient pas quelques liens avec le réel, ils ne provoqueraient aucun débat de société. Et à l’inverse, tout film documentaire contient une partie de jeu, de mise en scène. En ce sens, docu-fiction ou fiction documentaire, filmer le réel ce n’est pas donner du réel à voir mais donner à voir une représentation du réel.

 

De plus, on ne peut pas, non plus, distinguer le documentaire de la fiction par l’analyse de la construction énonciatrice : « structure du montage, présentation chronologique et spatiale des objets et personnages, etc. Tous les genres empruntent (ou non) à des formes narratives diverses et variées sans que l’on puisse attribuer spécifiquement un genre à une structure donnée[6] ». 

 

Seules, les caméras de surveillance


Peut-on alors dénouer l’écheveau en s’accordant sur le fait que le documentaire veut être avant tout une représentation de la réalité, produite sans intervenir sur son déroulement, « une prise sur le vif, un cinéma-vérité[7], » où les acteurs interprètent leur rôle dans les conditions du direct[8], dans un schéma où le réalisateur laisserait venir la réalité à lui (alors que dans le reportage, il irait vers elle) en respectant un principe de non intervention (voir encadré), et sans répétition de scène ? On sent poindre dans ces tentatives de définition, le mythe de l’objectivité. Or, seule la caméra de surveillance, sans doute, objective les choses à ce point… mais, reconnaissons-le alors, sans proposer une construction de la narration suffisante qui satisferait le spectateur.
Ainsi, les caméras branchées sur le nid des faucons pèlerins hébergés dans le clocher des Saints Michel et Gudule[9] à Bruxelles n’enregistrent pas en direct un documentaire, même si elles autorisent un accès visuel à l’intimité  des rapaces nichés en ce lieu autrement inaccessible. De quoi traiterons-nous alors dans cet article consacré à la nature dans le documentaire ? Disons plutôt d’une catégorie[10] de films ou d’émissions (car la télévision participe à l’exercice) qui mettent en scène, et proposent « des images adéquates du réel pour transmettre des connaissances (fonction didactique)… la fiabilité des propos étant validés selon le contexte de diffusion et les publics qui les reçoivent[11] ».

 

Car si en soi, la distinction de genres docu/fiction est non pertinente, il faut pourtant admettre que, d’un point de vue sociologique, l’accord existe bien à son sujet. Il s’appuie sur l’intention déclarée de l’auteur et aussi surtout sur le contexte de diffusion et donc de réception de l’œuvre. Il y a une sorte de contrat moral[12] entre producteur et spectateur pour établir le statut de l’œuvre avant même son visionnement.

Ainsi, le docu est diffusé, selon une promotion spécifique, dans des lieux spécifiques (festival, chaînes thématiques, avant programme dans les salles, cycles de conférences, …) et selon des créneaux horaires qui le labellisent comme tel aux yeux d’un public demandeur de ce type de produits. Une fois cela admis, on peut admettre sans souci que la créativité cinématographique du documentariste soit aussi riche que celle d’un fictionniste, et que les procédés de narration se rejoignent, voire même se confondent pour le plus grand plaisir du spectateur qui, s’il a décidé de regarder un documentaire, n’a pas pour autant renoncé à son envie de plaisir spectatoriel.

 

 

Marre des docucu

 

La question est classique en pédagogie : Ne peut-on cumuler apprentissage et plaisir ? Pour être instructif faut-il être rébarbatif ? Dans sa recherche d’un discours sur la réalité, le documentariste a cette intention première d’éveiller le spectateur à une conscience nouvelle à propos d’une dimension de notre existence. Cette tâche éducative (donner l’impression d’une nouvelle connaissance) qui prime sur la fonction distractive qui appartient elle plus au genre fictionnel, doit-elle pour autant tomber dans le panneau du « docucu » ? Non, bien sûr ! Et donc, en réponse à cela, on voit aujourd’hui avec quelle ingéniosité, quelle créativité, les cinéastes peuvent utiliser toutes les ficelles du septième art pour produire au creux de la démarche documentaire des œuvres cinématographiques qui n’ont rien à envier aux grandes productions hollywoodiennes. Ce n’est pas pour rien que s’y intéressent des grands noms comme Frédéric Rossif, Jean-Jacques Annaud, Jacques Perrin, Luc Besson, Richard Attenbourough, Léonardo Di Caprio… et que des voix aussi prestigieuses que celles de Pierre Arditi, Cécile de France, Mélanie Laurent ou Morgan Freedman, se prêtent au doublage sonore.

 

 

Encadré : Principe de non-intervention

Avec Alain Chabat[13], on aimerait souscrire à cette définition du documentaire : « des scènes de la vie, des images qui parlent d’elles-mêmes ». Mais est-ce envisageable d’introduire une caméra dans un contexte vivant sans que cette présence ne modifie l’attitude des acteurs, hommes ou animaux ? Par ailleurs cette intrusion (située –on dit parfois aussi posée- et souvent en interférence avec le milieu) garantit-elle une captation qui restitue le visionnement de « ce qui s’est réellement passé » ?

Il faut admettre une fois pour toute que le tournage d'un documentaire influe sur la réalité qu'il filme et la guide parfois même, rendant donc illusoire la distance théorique entre la réalité filmée et le documentariste. « Ce n’est pas une restitution du réel, une copie du réel, une tranche de vie, une preuve, une “fenêtre ouverte“ sur le monde (et Dieu sait si cette formule fait florès notamment pour la télévision). Un documentaire, c’est toujours une proposition, c’est toujours une narration, c’est toujours une représentation.[14] ». Cette vision résulte principalement de choix : angle d’attaque, sélection de plans et montage sont ainsi trois moments de décisions particulièrement structurants du produit final. Souvent aussi, l’ajout d’une voix-off et d’un décor sonore contredit la soi-disant capture pure du réel et donc sa restitution objective. Celui qui voudrait faire croire le contraire, qu’il le veuille ou non, fait œuvre de propagande. Un documentaire est donc une véritable œuvre de création, qui ne saurait prétendre à l'objectivité, contrairement à ce dont il se voit souvent implicitement investi.

 

 


 

Le chat sur l’épaule

Le cinéma documentaire est né de la rencontre entre le désir des cinéastes d'explorer le monde et la passion des inventeurs d'enregistrer le réel : « Entre Louis et Auguste Lumière, filmant le déjeuner en famille avec une caméra cinématographe noir et blanc muette et Dominique Cabréra[15] se filmant elle-même avec une caméra DV numérique en couleurs et sonore, il y a cent ans d'écriture documentaire et d'inventions techniques.
Les cinéastes ont cherché à transmettre, avec leur point de vue, la vie quotidienne de leurs contemporains en s'approchant progressivement au plus près de leur intimité, jusqu'à parfois devenir les propres "acteurs" de leurs films [16]».
Impossible de retracer ici toute ce parcours historique de l’évolution des techniques. Ce n’est d’ailleurs pas le propos. Une chose est sûre : la miniaturisation a permis la portabilité du matériel et la synchronisation des composantes audio et visuelle. Évoquons d’abord ce premier moment charnière de l’aventure technologique : les travaux de mise au point de la caméra Aäton par Jean-Pierre Beauvialla. C’est en 1967 que cet ingénieur, maître-assistant en électronique à l'université de Grenoble et passionné de cinéma, conçoit le projet de tourner un film : raconter la place des hommes dans la ville… Ayant constaté que le matériel correspondant à son projet tel qu'il l'imagine n'existe pas, il entreprend de le fabriquer. Il construit donc un prototype, dont la principale nouveauté consiste à donner aux prises de vues et de son une référence unique : le time code. En clair, l'heure à laquelle ces images et ces sons ont été captés est incrustée sur la pellicule et sur la bande magnétique. Ce procédé permet de retrouver ensuite la simultanéité d'événements que la technique de tournage oblige à disjoindre. C’est une révolution. Elle sera suivie de la conception d’une caméra 16 millimètres, dite du « chat sur l'épaule »… « Une caméra intelligente, conforme aux contraintes physiques comme aux besoins techniques du cinéaste, légère, rationnelle, ergonomique qui trouvera son achèvement dans la A-minima, la caméra super-16 la plus légère du monde »[17].

Les évolutions technologiques se sont ensuite poursuivies. Pensons aux formats successifs des pellicules (35 mm, 16mm, super 16, puis 8mm et super 8) pour nous amener à l’heure du numérique et à l’intégration des nanotechnologies. De sorte que les outils de captations, mais aussi ceux de traitement et de montage des images et du son d’aujourd’hui révolutionnent le métier.

Peu de similitude donc entre l’aventure cinématographique de la première heure : Robert Flaherty réalisant ses tout premiers Nanouk, l’esquimau (1922), Moana (1926) ou L’homme d’Aran (1933)[18]… et Avatar (2009), par exemple, réalisé par James Cameron, lequel recourt aux effets spéciaux innovants (images de synthèse, caméra infrarouge et motion capture, etc.).

Le cinéma direct

Le cinéma documentaire, disions-nous, est né du désir des cinéastes d’explorer le monde. C’est sans aucun doute à l’anthropologie visuelle que l’on doit le démarrage des productions documentaires. Robert Flaherty (USA), Dziga Vertov (URSS) ou Jean Rouch (France) sont des passionnés du tournage auprès de populations alors inconnues du grand public. Leurs œuvres pionnières en la matière constituent les premières « Explorations du monde », les premières visites en « Terres lointaines » qui en appelleront bien d’autres. 

 

L’œuvre des pionniers relève de cette intention de faire du cinéma-vérité, sans contrôle, sans direction d’acteurs ni répétition de scène. Une caméra de participation qui pose le cadre dans l’histoire (et non l’histoire dans le cadre, comme le ferait la fiction). Ce cinéma direct n’a pas encore de prétention didactique. Juste l’aveu d’une subjectivité assumée quand on plante sa caméra dans le quotidien des gens et qu’on les capture dans le champ de l’objectif (parfois même sans son enregistré, ni ajout de voix-off). Une sorte de candid eye, de ciné-œil. Nanouk, l’esquimau est pourtant une commande faite au cinéaste par un grand fourreur parisien. Et la tentation est alors grande de parfaire. Ainsi, Flaherty, dès la première heure, va arranger la réalité pour les facilités du tournage (dans Nanouk, l’esquimau : création d’un igloo plus grand que nature pour y disposer le matériel de tournage et bénéficier d’une capacité de plan large, répétition de scènes pour atteindre une vérité profonde, et jusqu’à l’engagement d’acteurs non professionnels tout comme dans l’Homme d’Aran où le pêcheur, personnage central, n’est pas vraiment pêcheur, ni ses proches, des membres avérés de sa famille).

Dès les premières heures du documentaire se pose donc déjà la question de l’existence d’un genre spécifiquement documentaire. Lors du tournage de l’Homme à la caméra (1929), un film muet qui décrit le quotidien des habitants d’Odessa, filmés du matin au soir, explorant toutes les facettes du travail, des loisirs, de la ville…, Dziga Vertov opte pour une tout autre attitude. Là où Flaherty engageait le dialogue avec ses acteurs et participait à l’action, quitte à aménager les décors et à faire répéter des scènes, Vertov, tel un voyeur, filme à la sauvette des anonymes en plan plus large pour éviter toute intervention. Chez lui, pas de casting, ni de direction d’acteurs… puisque ceux-ci ignorent la plupart du temps qu’ils sont filmés. Son cinéma n’est pas de participation mais de construction. C’est au montage que la narration va se mettre en place. Encore qu’ici, il n’y a pas de voix-off, ni d’habillage sonore, pas même d’intertitres entre les séquences muettes donc. C’est ce que l’on appellera le « ciné-œil » de Vertov. Mais ce ciné expérimental qui inaugurera pourtant une vague avant-gardiste, en dérange d’autres, et jusqu’au frère de Vertov lui-même qui co-réalisait pourtant l’Homme à la caméra mais qui cessera de travailler avec son frère dès ce moment. L’homme à la caméra a suscité des commentaires pas toujours louangeurs. Sergueï Eisenstein, par exemple, qualifie ces images de « coq-à-l'âne formalistes et de pitreries gratuites dans l'emploi de la caméra ».

Nous sommes aux débuts de l’aventure documentaire et tout est déjà en place qui identifie cette question de positionnement : cinéma de participation, voire d’interférence ou même de militance versus cinéma-vérité, caméra cachée, images volées,… quitte à renoncer à tout esthétisme, à toute construction narrative cohérente… du cinéma de brousse, pour le seul collectage et l’archivage de rushes témoins ?

Filmer pour être vu

Le documentaire est né du désir des cinéastes d’explorer le monde, certes ! Et de la passion des inventeurs d’enregistrer le réel…aussi ! Mais il ne faut pas perdre de vue que l’aventure n’aurait été possible sans l’envie du public de vivre ces « Rendez-vous en terres inconnue s » et, à défaut de s’y rendre physiquement, d’y être transportés par le truchement des cinéastes. En effet, toute création cinématographique se conçoit pour un public. Qu’il s’agisse du monde scientifique ou du grand public, le documentariste est toujours en dialogue avec un interlocuteur absent lors du tournage. Il est un « go-between » , comme le dit François Niney[19] qui aligne trois regards : ceux du filmé, du filmeur et aussi du spectateur. Peut-on d’ailleurs dire qui, de l’œuf ou de la poule, a commencé l’aventure ? Certes, les explorateurs du monde n’attendent pas de commande pour déclencher leur caméra. Le spectacle du monde qui s’offre à eux justifie pleinement qu’ils crient « Silence, on tourne » ! Mais qu’en est-il des bobines, si elles doivent rester éternellement au fond de malles de voyages, ou sur des rayonnages poussiéreux de médiathèques ? Un film est produit pour être diffusé. L’histoire des documentaires, ceux de la nature comme tous les autres, passent donc aussi par l’inventaire des circuits de distribution. Et la production nature a ses hauts lieux qu’il faudra mentionner.

 

Exploration du monde

Si les premiers documentaires ont pu constituer des œuvres à part entière justifiant pleinement le déplacement du public vers les salles de projection, cela relevait surtout sans doute au fait que le cinéma lui-même était une nouveauté. Mais dès que les œuvres de fiction ont pris leur place dans la programmation des salles obscures, le documentaire s’est progressivement niché dans les avant programmes et ce, notamment du fait que les docu. se déclinaient volontiers sous le format de courts-métrages. Idéal en ouverture de séance. Et cela a donné au docu un statut honorable qui a en permis la distribution. Toutefois des programmations spécifiques de documentaires ont pris le relais, créant pour les documentaristes une voie de diffusion d’excellence. Ainsi, en Belgique, le cycle des « Explorations du monde » existe depuis 1950. Le 5 décembre, c’est Roger Frison Roche, l’explorateur et écrivain français, qui inaugurait la formule avec son "Mille Kilomètres dans le Grand Désert". L'un des tout premiers films en couleur... Participaient aussi à la programmation des débuts, Haroun Tazieff, le volcanologue belge d’origine polonaise (Au milieu des cratères en feu), Maurice Herzog, l’alpiniste français qui a fait découvrir l’Annapurna, premier 8.000, Alain Bombard, le biologiste français qui présenta le récit de son Naufrage solitaire. On le constate, au centre des récits : la nature lointaine, merveilleuse, indomptée aussi, ou alors maîtrisée par des pionniers à l’aventure desquels le public a ainsi l’impression de participer. Ces cycles de conférence, depuis leur création, n’ont cessé de renouveler leurs adhérents. 60 ans plus tard, Exploration du monde, ce n’est pas moins de 650 séances pour une saison, 70 salles visitées en Communauté française par 150.000 spectateurs dont 12.000 abonnés (4.000 rien que sur Bruxelles)[20]. Un véritable attrait et un débouché non négligeable pour les documentaristes.

Des crocos dans mon salon

Si la concurrence se fait rude entre petit et grand écran, ce n’est pas pour déplaire aux cinéastes de la nature qui verront ainsi se multiplier les opportunités de diffusion. A tel point que si certains sont des habitués de la programmation en salles (pensons à la tribu des Mahuzier par exemple, pour Exploration du monde : Albert, Jeannine et leurs neufs enfants, dont Philippe et Alain devenus à leur tour documentaristes), d’autres se tailleront une belle renommée dans la diffusion télévisuelle de leurs œuvres. Ainsi un David Attenbourough, à la fois scénariste, réalisateur, producteur privé, mais aussi cadre de la BBC, et qui inaugure son parcours documentariste avec la série Zoo Quest, dans les années’50. Sa carrière jusqu’à ce jour a donc connu toutes les évolutions technologiques et de façonnage du documentaire nature. Au début de sa carrière de cinéaste animalier, la série qui le fait connaître est produite en 16 mm à l’occasion de captures d’animaux sauvages, partout à travers le monde, animaux devant grossirent les collections du zoo de Londres. Dit ainsi, cela ressemble à de la caméra amateur. À l’autre bout de sa carrière, Attenbourough est en ce moment occupé de finaliser « Frozenplanet » (sortie annoncée sur BBC One en octobre 2011) : 4 années de tournage aux pôles Arctique et Antarctique. Sans doute la plus grande expédition polaire de notre époque, ayant obtenu le concours pour le tournage, de sous-marins nucléaires soviétiques, d’hélicoptères de la Royal Naval, de brise-glaces américains et l’acceptation par ses équipes de conditions de tournage des plus périlleuses pour donner à voir ce qui sera sans aucun doute le dernier visage des pôles avant la disparition de leur état actuel. A tel point que certains s’interrogent : «  Y a-t-il encore une vie sur terre après Attenbourough ? » Andrew Antony, dans The Observer l’affirme : « Attenbourough a joué un rôle décisif dans notre perception du monde, changeant non seulement notre rapport à la télévision mais transformant aussi notre compréhension de la nature et plus largement de la planète entière[21] » . Son œuvre est aujourd’hui couronnée de nombreux titres. Certes, des prix cinématographiques (tout récemment encore le IBC International Honour for excellence[22]), mais aussi des distinctions honorifiques, reçues à titre personnel, et qui attestent d’une large reconnaissance de la pertinence de son travail (entre autres : Commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, Membre de la Royal Society et Membre de l’ordre du mérite britannique). Pas une chaîne de télévision qui fasse l’impasse sur les travaux d’Attenbourough pour agrémenter ses émissions nature. C’est notamment fréquent dans le cas du Jardin extraordinaire, en Belgique, depuis sa création en 1965.

 

 

Castings animaliers

Si les télévisions achètent des programmes, elles en produisent également. Parmi ceux dédiés à la nature, la faune et la flore, il y a aussi des émissions de plateau grand public sur le monde animalier. Parmi elles, « Trente millions d’amis » est un exemple emblématique. 30M d’amis, c’est déjà plus de 30 années de mobilisation et de militance pour la protection des animaux. Car si le 6 janvier 1976, Reha et Jean-Pierre Hutin, journalistes de presse et de télévision, amoureux passionnés et ardents défenseurs des animaux, lançaient la première émission, c’est ensuite, deux ans plus tard une revue qui voit le jour, puis la mise sur pied d’une Association de Défense des Animaux de Compagnie (ADAC), en 1982 qui débouche finalement sur la création d’une Fondation reconnue d’intérêt public. Un vaste projet cinématographique animalier, sans doute très rentable, et qui prend donc la précaution de se couvrir quant à d’éventuelles critiques. Car c’est aussi 30 M d’amis qui, en 1995, crée « un visa certifiant que les animaux acteurs mis en scène dans un film de cinéma, une fiction TV ou un spot publicitaire ont été bien traités et n'ont subi aucune violence ou souffrance. Ce contrôle est une nécessité pour éviter les abus de certaines productions soucieuses d'obtenir un résultat spectaculaire au détriment des animaux qu'elle emploie[23] ». Quoi de plus rassurant pour le téléspectateur éventuellement inquiet des conditions de tournage, que de voir 30M d’amis se faire elle-même la défenderesse d’une législation stricte en matière de respect de l’animal.

Dame nature aime les bouquets++

Emissions de plateaux et diffusions de reportages documentaires ou de docu-fictions animaliers constituent un panel de diffusion qui se maintient bien dans les grilles de programmation. L’arrivée des bouquets numériques et de la télévision à la demande ouvrent même l’espace. Des chaînes thématiques choisissent de diffuser prioritairement des docus consacrés à la nature, la faune et la flore. Planète + (1988 - Canalsat), Chasse et pêche (1996 – AB Groupe), Animaux (1996 – AB Groupe), National Geographic Channel (1997 - Canalsat), Planète+ Thalassa (2002 – Canal+ et France Télévision), Ushuaia TV (2005 - Groupe TF1), Ma planète (Junior) (2007 – France) sont parmi les principales accessibles chez nous. Certaines sont des canaux d’excellence qui perdurent, alors que d’autres sont des projets qui n’auront tenu que quelques années. Mais il y a assurément un public qui réclament ces programmes et assurent donc des débouchés de diffusion pour les producteurs. Encore faut-il s’être fait remarquer par les programmateurs pour avoir sa chance d’être diffusé… Un challenge pour tous les films qui doivent faire leur carrière. Et donc, à moins que d’être produit par une vedette du petit ou du grand écran (pas de souci quand on s’appelle Spielberg, Besson, Annaud…), l’aventure commence dans la compétition des Festivals, dont certains sont spécifiquement dédiés au documentaire et plus spécialement encore au Film nature.

En encadré, sous forme de tableau ?

Le docu a aussi ses grandes messes

Documentaire, docu-fiction ou fiction complète, certaines grandes productions concourent à Cannes, à Berlin, à Venise… et remportent parfois des Palmes, des Ours, des Lions d’or, des Oscars… C’est indubitablement une promesse de programmation assurée pour eux. Les autres, plus classiquement, s’inscriront à des Festivals diffusant spécifiquement des documentaires. Ainsi, le DOK, Festival International du Documentaire et du film d’animation de Leipzig, (depuis 1955), le Festival International du Documentaire de Lussas, en Ardèche (depuis 1989), le Cinéma du réel, le Festival International du Film documentaire de Paris (depuis 1976), l’IDFA, International Documentary Film Festival d’Amsterdam (depuis 1988), le FidMarseilles (depuis 1990 - Festival international de Cinéma… documentaire), Traces de vie, Les rencontres du film documentaire organisées par l’Institut de travail social d’Auvergne (depuis 1991), Visions du réel, le Festival International du documentaire de Nyon en Suisse (depuis 1995) et son Doc Outlook International Market, son marché international, RIFD, Les rencontres internationales du film documentaire de Montréal (depuis 1998), Champ et contre-champ, Festival de films documentaires de Lassalle dans les Cévennes, (depuis 2001), le FIFO, Festival International du film documentaire océanien (depuis 2004), le Millenium de Bruxelles (depuis 2009), le FIDADOC, Festival International de Documentaire d’Agadir (depuis 2009),… entre autres du genre.

Sans parler des Festivals nature comme celui de Namur (depuis 1994) ou des Festivals dédiés à l’environnement, comme Science-frontières, Festival consacré au documentaire sur l’environnement et le développement durable, à Puy-Saint-Vincent, dans les Hautes Alpes (depuis 1984), le FIFNE, Festival International du Film nature et de l’environnement organisé par la Région Rhône-Alpes (depuis 1985), le FIFEM, Festival International du film sur l’Environnement à Niamey au Niger (depuis 1994), le FICA, Festival international du film sur l'environnement de Goias au Brésil (depuis 1999), Planet in focus, Festival International sur l’Environnement de Toronto (depuis 2000), le FFE, Festival du film de l’environnement de Poitiers (depuis 2008), … et la liste n’est pas finie.

Nouvelle vague

Du côté de l’offre documentaire, la faune et la flore constituent un réservoir inépuisable. Même si, et à plus forte raison quand on est déclaré « espèces en voie de disparition ». Mais du côté de la demande, ce sont de nouveaux thèmes qui font leur apparition. En effet, développement durable, réchauffement climatique, pollution et accidents écologiques, éco-consommation et alter mondialisation sont devenus des thèmes particulièrement porteurs d’audience. Ces nouvelles préoccupations nourries aux faits d’actualité alarmistes alimentent divers nouveaux traitements médiatiques de la nature. Pour se cantonner au documentaire (et laisser le monde de la fiction à d’autres[24]), on notera le succès télévisuel des productions « Ushuaia » de l’écologiste Nicolas Hulot, des diffusions de la « Terre vue du ciel » de Yann Arthus Bertrand, du Magazine  « Thalassa » présenté par Georges Pernoud, … Ces diffusions récurrentes se partagent l’audience avec des programmes one shot tout aussi ciblés. Pensons à la diffusion de documents devenus emblématiques de cette préoccupation citoyenne en marche : « Le cauchemar de Darwin » d’Hubert Sauper (2004), primé par un Oscar du meilleur documentaire long-métrage [Eco système du lac Victoria après l’introduction massive de perches du Nil] « Une vérité qui dérange » de David Guggenheim (2006), Oscar du meilleur documentaire en 2007 [Réchauffement climatique, avec intervention d’Al Gore]. « Nos enfants nous accuseront » de Jean-Paul Jaud (2008) [Empoisonnement des aliments par la chimie agricole]. « Le monde de Monsanto » de Marie-Monique Robin (2008) [de la dioxine aux OGM], « Severn, la voix de nos enfants » de Jean-Paul Jaud (2010) [Quel monde pour les générations futures ?], « Home » réalisé par le duo Luc Besson-Yann Arthus Bertrand (2009) [La pression de l’homme sur l’environnement et les conséquences en matière climatique], « Solutions globales pour un monde local » de Coline Serreau (2010) [Face aux catastrophismes, des solutions alternatives concrètes existent] et pour arrêter là une liste toujours à compléter, « Into eternity » de Michael Madsen en 2011 [les déchets nucléaires].

Conditions de tournage

Traiter cinématographiquement les questions en lien avec la nature et les équilibres fragiles de notre condition humaine passe, quoi qu’on veuille, par les lois de la communication et du marché. La quête d’audimat réclame qu’on choisisse des sujets porteurs et que l’on peaufine le traitement. Le docu, quand bien même il s’efforcerait de « dire le réel à travers des images adéquates, de sorte à transmettre des connaissances » n’est pas exempt du recours à des procédés cinématographiques. Un exemple emblématique contextualisera ce propos. Nous choisissons pour ce faire les conditions du tournage de l’épisode « Les évadés du temps », un numéro de l’émission Ushuaia de Nicolas Hulot. Les magazines télévisuels de l’époque annoncent au spectateur qu’il aura la chance de découvrir les premières images de la rencontre du reporter ethnologue avec une peuplade restée ignorée du monde jusqu’à nos jours. Une civilisation pré lithique (entendez d’avant l’âge de la pierre) qu’e le spectateur découvrira donc indemne de toute influence civilisée. Les premières images (et les commentaires qui accompagnent) illustrent ce qui est sensé être une rencontre spontanée… après des mois de recherche et de localisation. Plusieurs plans d’images se succèdent, certains sont pris à bord du bateau qui s’est enfoncé profondément au cœur de la mangrove, d’autres sont des images aériennes prise d’hélicoptère. Certaines sont même réalisées à hauteur de pirogues… du côté cette fois, non des civilisés, mais des primitifs… Premiers échanges naïfs avec les Asmats, une ethnie papoue récemment encore anthropophage de l’Iran Jaya en Nouvelle-Guinée orientale ? Des images adéquates pour rendre compte du réel ? Oui… Mais de quel réel ?

Marc Dozier, journaliste spécialiste de cette région, dénonce, dans une lettre à plusieurs journaux, « une mascarade chez les Papous». À sa suite, plusieurs scientifiques, dont l'archéologue Pierre Pétrequin, mettent en cause l'émission tandis que le réalisateur Luc-Henri Fage (auteur lui aussi d'un documentaire sur les Papous) dénonce une «méga production hollywoodienne». Nicolas Hulot est mis en cause pour ce que d’aucuns jugent une  «dramatisation outrancière au mépris de la vérité »[25]». La raison de cet emballement ? Informations prises, dit la rédaction de Libé, il apparaît que « la production, en échange de cartons de tabac, a obtenu des Asmats qu'ils miment pour l'occasion une scène traditionnelle. Shorts, baskets et canots à moteur ont été remisés pour faire plus «vrai». Permettant au commentaire de «mettre en regard les peuples papous de l'Irian Jaya qui incarnent magnifiquement l'humanité des origines et [...] le reste de la planète fasciné par Internet ». Et ce n’est pas le seul « aménagement de la réalité » que la production a orchestré. Voici ce que répond Franck Desplanques, réalisateur de documentaires, à qui Raphaël Garrigos demandait pour Libération toujours, s’il avait l’impression que l’on avait truqué les images d’Ushuaia. Il répondait : « Avant, un documentaire, ça consistait à aller sur le terrain et à montrer ce qu'on avait vu. Aujourd'hui, c'est plus compliqué. Dans l'émission de Hulot, tout est à peu près en place, mais il y a un peu de reconstitution : les gens sont habillés dans des vêtements d'apparat, alors que, sur place, ils ne sont jamais comme ça. Les premières scènes dans le village asmat, par exemple : en temps normal, ils sont tous en T-shirt, short et baskets, alors qu'on les voit là dans des pagnes tout neufs avec de belles coiffes. C'est du cinéma, mais pourquoi pas? Si la réalité a été un peu modifiée, ce n'est pas pour autant du mensonge ». C'est plutôt un aménagement. Le documentaire de Hulot est un documentaire aménagé où la partie asmat est mise en scène. […]En réalité, ce ne sont pas des gens de l'âge de pierre, ils sont là, à notre époque, ils ont conscience de tout ce qui se passe autour d'eux. En plus, dans cette région, ils ont eu la visite de plusieurs télévisions, il y a des touristes, il y a du passage. J'aimerais qu'on leur donne la parole, qu'on leur demande quels sont leurs problèmes. Il y a une fonction de témoignage qui est absente, et c'est dommage. Cette population est soumise à l'une des plus grosses exploitations d'or et de cuivre du monde qui détruit tout l'environnement, et Hulot n'y fait qu'allusion. J'aimerais qu'on découvre que ces gens sont bien plus que des acteurs pour une bande dessinée d'expédition. Ce n'est pas juste le bon sauvage dans sa forêt ».

À la question de savoir si l’option prise par Hulot est fonction d’un manque de télégénie d’une ethnographie plus sociale, Desplanques répond que ce n’est tout simplement pas le créneau de Hulot.  « Lui propose une découverte de la planète basée sur la nature et il oublie le côté humain de cette nature. Avec cette émission, on est encore sur les bases de vieux documentaires du début du siècle, où l’on allait voir les sauvages et où l’on avait les yeux écarquillés de surprise ».

On voit par cet exemple de diffusion récente, que l’on est en permanence dans un récit, lequel réclame inévitablement des procédés de narration. L’acceptation des conditions de tournage avec tout ce que cela réclame de « bonne prise », du fait notamment d’un jeu d’acteurs non professionnels sollicités pour jouer leur propre rôle au sein d’une mise en scène commentée… tout cela indique que l’on est dans la construction et la représentation… Et donc, au moment de scénariser le tournage, il est possible d’envisager des procédés narratifs assez différents les uns des autres.

Typologie des modes de captation (d’après Bill Nichols)[26]

Selon l’intention du documentariste, on peut d’abord se mettre en mode observation. La caméra essaye de se faire discrète. Le montage tente une reconstruction spatio-temporelle. Mais cette sobriété fait plutôt songer à la captation de rushes encore à valoriser… À tout le moins par le commentaire d’un éventuel conférencier, par exemple, ou celui d’un enseignant exploitant le court-métrage dans un auditoire dans le cadre d’un cours. On est quasi en présence d’images d’archives, sorte de no comment dont le sens doit alors être révélé d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi, à ce premier exercice, on lui choisit souvent plus volontiers le mode exposé. L’intention documentaire s’exprime alors au travers d’une continuité d’argumentation. Même si le ton d’une voix off donne l’illusion de l’objectivité, il s’agit bien souvent d’une véritable construction narrative, laquelle ne se contente pas d’aider à la compréhension de rushes, mais prend la main y compris sur le tournage, de sorte à capter les images qui seront nécessaires à l’illustration d’un propos déjà pressenti. Si le documentariste a cette sensibilité en lui, on imagine aisément que des réalisations documentaires puisent aussi prendre la forme de véritables œuvres esthétiques. C’est ce que l’on appelle le mode poétique. L’art se met alors au service du discours sur la nature. Accueillante ou féroce, celle-ci sera magnifiée autant que faire se peut, par des images à l’esthétique raffinée, sur fond d’habillage sonore bien choisi. Le mode interactif-participatif, lui, envisage l’intrusion du processus filmique dans la réalité à traiter. Les acteurs sont avertis et leur concours est parfois guidé pour les besoins du tournage. Sans doute faut-il conclure que c’est un mode moins approprié à la représentation du monde sauvage ou celui de la flore et des grands espaces. Par contre, le mode réflexif est sans doute celui qui autorise les plus grands développements et les œuvres d’auteurs les plus abouties. Il s’agit bien là d’affirmer un point de vue, de défendre une idée. C’est, par excellence, le cinéma documentaire d’auteur. Conscient d’un certain nombre d’enjeux, le réalisateur entreprend une démarche de conscientisation d’un public encore trop ignorant de tels ou tels facteurs. La dimension didactique est centrale. Celle-ci peut chercher à atteindre une prise de conscience, voire à induire de nouveaux comportements. Et donc, il y a donc parfois peu du mode réflexif au mode performatif, quand le cinéaste investigateur se décide à intervenir sur le réel, en toute subjectivité… pour lancer un mouvement de pensée, voire déclencher une mobilisation citoyenne.

Effet de mode

La dimension didactique fréquemment nichée au cœur de la démarche documentaire requiert que le réalisateur soit compétent quant à l’objet de son tournage. Christophe Deleu[27] désigne du terme producteur-intellectuel ce premier profil de documentariste qui interviewe un spécialiste, se comportant alors comme un médiateur entre le détenteur d’un savoir et les auditeurs. Car bien sûr, il est des passionnés du film de nature qui ne sont pas pour autant des scientifiques patentés. Leur propos doit dès lors être crédibilisé par l’intervention d’experts.

 

Pourtant, d’autres réalisateurs produisent de l’info, plus ou moins savante c’est selon, à propos des grands enjeux de notre planète. Ceux-là sont plutôt des producteurs-journalistes, travaillant selon les méthodes du métier de l’info (souci de l’objectivité, distance par rapport au sujet, volonté de donner des informations), mais bénéficiant pour traiter leurs sujets, de formats magazines[28] heureusement éloignés des contraintes d’un JT, par exemple où le propos doit être généralement développé dans les limites de la minute trente.

 

Or ce type de traitement, façon info journalistique, connaît aujourd’hui des orientations que l’on va retrouver aussi dans l’évolution de la pratique documentaire. Si une certaine forme de journalisme réclamait que les avis autorisés sur une question d’actualité soient donnés par des sommités, il semble que de plus en plus, on fasse appel à des people pour débattre du quotidien, quand le micro trottoir ne descend pas jusque dans la rue pour peut-être par là, renvoyer à l’auditeur un signal sur « ce qu’il est bon de penser pour être dans la norme ». Dans ce traitement discutable de l’info, on comprend aisément que la mise en scène de personnalités people offre une accroche particulière. C’est la veine qu’exploitent également aujourd’hui des productions d’émissions mixtes à la jonction du documentaire et de la télé réalité. Ainsi, en est-il des « Rendez-vous en terre inconnue » lors desquels Frédéric Lopez, le présentateur-réalisateur invite un chanteur ou un comédien à partager le quotidien d’habitants de la terre nichés dans une contrée tout autant inapprochée par l’artiste que par le téléspectateur. Aux tout débuts du documentaire en 1952, un Jean Rouch, ethnologue, nous faisait découvrir la chasse à l’hippopotame par les pêcheurs Sorko du Niger. L’exercice est autrement décliné aujourd’hui quand c’est Zazie, la chanteuse qui nous font découvrir le quotidien de la tribu Korowai (Indonésie) ou Gérard Jugnot, le cinéaste qui partage devant la caméra, sa sensibilité émerveillée au contact de cette famille Chipayas, peuple de l’eau isolé de tout, au cœur de l’altiplano bolivien. Mais c’est bien la même démarche ethnologique. Certes, il y a ici volonté de vulgarisation… mais le focus est mis ici aussi sur la découverte d’une communauté humaine jusque-là inconnue. Le truchement de la vedette, c’est la nouveauté… amenée sans aucun doute par la mode médiatique du moment : la télé réalité. Dès lors, là où l’ethnologue s’effaçait devant son sujet, le producteur-journaliste-animateur s’inscrit dans le champ, (Frédéric Lopez est bien présent à l’écran tout au long du reportage en voie directe et en off). Il y invite des faire-valoir et entreprend, non seulement d’informer mais de distraire en ne lésinant pas sur les effets pouvant toucher l’émotivité de son invité et donc celle du spectateur. Il y a une forte mise en scène qui ne révèle pas nécessairement les coulisses du tournage. Mais tout autant que pour une fiction, les making of de ce type de productions sont intéressants à découvrir. Le public averti est en effet demandeur d’explications complémentaires, ne boudant pas son plaisir, mais s’interrogeant parfois aussi quant à la déontologie mise en œuvre par la production comme en atteste ce dialogue ci-dessous, repris d’un forum sur le site Internet de France II et qui nous ferait volontiers conclure : « Ils ont tout compris de la pratique documentaire, de son intention et de ses limites ! »[29]. En encadré, la réponse du réalisateur Franck Desplanques (tiens, celui qui critiquait quelque peu le travail de Nicolas Hulot dans « Les évadés du temps ») qui confirme cet équilibre toujours à construire pour faire une bonne émission documentaire sans outrepasser les règles déontologiques de base.

 


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