Chaque soir, sur les chaînes du monde
entier, tel un rituel éprouvé, le scénario se reproduit : le générique
démarre, volume sonore suffisamment fort pour ameuter les derniers
distraits qui auraient encore l’outrecuidance de n’avoir pas rejoint
leur fauteuil. Le présentateur apparaît alors à l’écran. Il s’adressera à
vous les yeux dans les yeux, pendant une trentaine de minutes, pour
vous raconter ce qui s’est passé dans le monde… Mais au bout du compte,
tout au plus, aurez-vous appris ce qui figurait à la conduite de cette
sacro-sainte émission : le journal télévisé.
Que vous le regardiez en silence, assis dans votre salon, ou plus
distraitement, en prenant le repas familial, le JT constitue un des
temps forts de la consommation télévisuelle des familles. Les adultes y
puisent sans nul doute des infos pour lire le monde. Les plus jeunes,
eux, apprennent à faire comme les grands. Tout mioches, il leur avait
été dit que « quand papa regarde le JT, on ne le dérange pas… » Et puis,
en grandissant, ils ont progressivement intégré les codes qui leur ont
permis d’entrer dans le cénacle des aînés, aptes à donner un avis sur la
vie en société.
Un temps fort, ce JT qui serait à même de vous apporter sur un
plateau d’argent une vision objective de la réalité mondiale en 30
minutes d’antenne ! Car on connaît cette maxime universelle qui coupe
court à toute objection : « Ils l’ont dit hier au JT ». Quand la
sanction populaire tombe ainsi, plus question de contester. Tout semble
dit !
Et pourtant ! Comme les sujets figurant dans votre édition de presse
écrite, les infos du JT sont le fruit d’un travail rédactionnel
important, lequel commence par une sélection drastique. Que pourra-t-on
dire aujourd’hui de ce qui s’est passé dans le monde, endéans les trente
minutes d’antenne ? De quelles images dispose-t-on ? Sans quoi…
oublions ! Fera-t-on aussi bien que nos concurrents ? Que se
passera-t-il si le téléspectateur ressent l’envie de recouper l’info en
zappant sur d’autres chaînes ? A l’heure des bouquets numériques et de
la transmission satellite, il est en effet possible, aujourd’hui, de
visionner les JT du monde entier.
Sélectionner l’info selon son degré d’importance [1]
, la recouper pour en vérifier la fiabilité, la mettre en forme pour
qu’elle captive, la placer en ordre utile dans la conduite de
l’émission, juger de son maintien à l’antenne si un imprévu bouleverse
tout, à quelques minutes du générique… Voilà une série de décisions qui
expliquent qu’un JT ne ressemble pas à celui d’une autre chaîne. N’en
est-il d’ailleurs pas de même pour les titres de la presse écrite ?
Faut-il alors conclure que chaque JT, pièce originale, représente un
cas d’école, n’autorisant aucune systématisation critique ? Sans doute
pas ! En effet, la grande messe de l’info obéit à une série de codes
qu’il est aisé de mettre en évidence. De plus, quel que soit le contenu
du jour, celui-ci est produit par des canaux de communication bien
connus qui s’organisent désormais à l’échelle planétaire… C’est
pourquoi, dans leur diversité bien réelle, les JT du monde entier
souscrivent pourtant à un schéma universel. Alors… plongeons dans le
décodage.
L’offre télévisuelle belge permet aujourd’hui de réceptionner de très
nombreuses chaînes de télévision : locales, nationales et
internationales. La télévision numérique terrestre ouvre un premier
choix. Les câblodistributeurs prennent le relais en offrant un plus
vaste bouquet. Leur offre de base déborde déjà de la liste des « must
carry [2] ». Et puis, chacun concurrence l’autre en multipliant les abonnements généralistes et thématiques [3]
. La liste est encore plus vaste, si on ajoute à la diffusion
télévisée, la réception possible via Internet. Que dire alors des flux
transmis par satellite et réceptionnés par parabole. Le monde n’attend
plus à votre porte, il se précipite jusque dans votre salon !
Dès lors, la population multiculturelle et internationale qui habite
la capitale de l’Europe est donc bien desservie pour découvrir avec la
même facilité l’offre diversifiée des chaînes d’origine européenne tout
autant que les programmes des télévisions arabes, par exemple, en
provenance du monde maghrébin ou du proche-orient. Le formateur en
éducation aux médias qui veut éveiller à l’analyse des programmes
d’information diffusés dans le monde entier, dispose là d’une riche et
vaste médiathèque.
Le générique
La chose est frappante : les génériques des JT, d’où qu’ils
proviennent, se ressemblent tous. Certes, ils ont leur particularité,
mais la dynamique et les codes sont semblables. Le monde y est
représenté d’une manière ou d’une autre : planisphère, mappemonde, série
d’images en cascade… C’est de ce monde-là que l’on va vous donner des
nouvelles : les news. Celles-ci sont aussi représentées : ce sont des
messages, des flux, des ondes qui traversent l’écran, qui tournent
autour du globe terrestre, qui circulent de leur point d’émission vers
leur point de ralliement (le studio) pour aller ensuite à votre
rencontre. Inévitablement ! La structure qui tient au rubricage, comme
dans un quotidien papier, est aussi présente : politique, économie,
société, sports, culture, environnement… des termes qui s’inscrivent
d’une manière ou d’une autre dans le cadre. Et puis la couleur qui
baigne votre écran cherche à exprimer une certaine neutralité, une
certaine froideur que l’on associe volontiers à l’objectivité tant
recherchée dans les médias d’information. La musique est là aussi pour
ajouter sa touche symbolique : entre bruitage et musicalité, on a, la
plupart du temps, affaire à un tempo soutenu : c’est que les infos se
suivent à un train d’enfer. Et puis, les journalistes se décarcassent
pour vous donner le meilleur, en un temps record. Tout cela est exprimé
dans un signal sonore qui doit également battre le rappel de ceux qui
n’ont pas encore rejoint leur écran. La grande messe va commencer :
branchez-vous sur cette célébration… Si vous êtes prêts, l’officiant
peut faire son entrée : voici le présentateur, à moins qu’ils fassent
équipe et se présentent à deux (souvent en couple, alors) pour faire
leur show.
Le présentateur
Sur ce point, toutes les chaînes sont identiquement calibrées : le
strapontin central est occupé par un chef d’orchestre. C’est lui qui
préside la cérémonie, même s’il est de bon ton de laisser percevoir (et
l’arrière-plan en est parfois l’illustration du fait des collaborateurs
visiblement occupés à travailler alors que le JT passe à l’antenne)
qu’il y a toute une équipe qui le seconde dans sa mission. Cet homme (ou
cette femme –belle parité, la plupart du temps) de quart a passé toute
sa journée à la tête de l’équipage rédactionnel, pour être en mesure de
vous raconter les événements de ces dernières 24 heures. Et dans cette
phrase, se trouvent les principaux composants de l’alchimie du JT.
Une équipe éditoriale
Le présentateur, et derrière lui l’équipe de rédaction du jour avec à
sa tête le chef d’édition, constitue un élément décisif du processus.
Ce sont eux qui prennent la décision du choix des infos, de la
mobilisation des journalistes pour investiguer ou non une piste et de
l’ordre de passage des sujets à l’antenne. Prendre la mesure de ces
choix peut se faire en analysant ce qui figure à la conduite du JT du
jour. Mais ce qui n’y est pas et qui a été retenu et développé par la
concurrence ou la presse écrite (un média qui a sa propre logique de
fonctionnement) est une autre manière de le mettre en évidence.
Au jour, le jour
Cette équipe travaille sur un produit quotidien. Ce que vous recevez à
l’antenne, chaque soir, c’est la production du jour… Du frais ! Avec
tout ce que cela suppose en fait de précipitation et de manque de recul…
par nécessité de faire au plus vite , au plus simple, au plus
schématique. Les sujets sont développés sur un gabarit de 1 minute
trente à deux minutes, de sorte à diffuser en moyenne, entre 12 et 15
sujets à l’antenne. Il faut donc être expéditif, quitte à revenir à la
charge dans une édition suivante, ou le lendemain. Mais cela conduit à
une vision à l’emporte-pièce, inévitablement.
Mise en récit
Les sujets étant choisis, le rapatriement de la matière première
étant mené à son terme, tout le travail éditorial consiste alors à
mettre en forme un récit. Il est de la première nécessité de vous
raconter des faits pour vous en informer. Et la meilleure façon de le
faire, de vous capter et de vous fidéliser, c’est d’y mettre les formes.
A commencer par les images qui constituent le passage obligé du langage
télévisuel. Sans image, et à condition qu’il constitue un
incontournable pour votre information citoyenne, un sujet sera évoqué
brièvement par le présentateur. Mais l’absence d’image rendra impossible
tout développement et écourtera donc la capacité d’analyse qui aurait
pu transformer le simple récit d’un fait en une véritable information.
En effet, pour arriver à ce plein objectif, il faut prendre le temps de
décortiquer, de recontextualiser, parfois aussi de conceptualiser… de
sorte que le téléspectateur reçoive non seulement l’énonciation des
faits, mais les éléments cognitifs qui lui permettent d’en comprendre la
teneur et d’en mesurer, le cas échéant, les implications pour sa vie
concrète ou celle de ses contemporains.
Challenge au quotidien
Autre élément du scénario : sa périodicité. Contrairement aux
magazines d’information, le JT est un événement quotidien. Non
seulement, il n’offre pas aux journalistes le temps suffisant au
nécessaire recul critique pour traiter l’information, mais il constitue
aussi un challenge à répétition qui réclame de tenir en haleine et de
fidéliser le public cible. Renouveler cet exploit chaque jour n’est pas
un exercice facile. Il arrive alors fréquemment que l’on se laisse aller
à la dramatisation de l’actualité. Soit dans sa sélection : parler plus
volontiers des trains qui arrivent en retard que de ceux qui sont à
l’heure, ou du maître qui mord son chien, plutôt que l’inverse, le
caractère exceptionnel se révélant particulièrement accrocheur. Soit par
son traitement : la mise en scène de l’actualité n’a parfois rien à
envier, en fait de procédés cinématographiques, à certaines bonnes
réalisations de fiction : voix off, mise en suspens, ralenti,
reconstitution par images de synthèse….
Citer ses sources
Le caractère incontournable des images a déjà été évoqué plus haut.
Ce qu’il y a lieu d’ajouter c’est que ces images brilleront d’autant
mieux qu’elles seront exclusives. En effet, aujourd’hui, toutes les
chaînes s’approvisionnent par voie d’abonnements, aux mêmes agences de
presse et de photos. Elles participent également à des échanges de
banques de données vidéos : elles se rendent ainsi mutuellement service
en troquant leurs productions locales au travers d’une vaste échange
international. Résultat, les images sont au rendez-vous en avant soirée,
mais dommage collatéral : ce sont souvent les mêmes qui figurent à
l’écran… commentées il est vrai de façon originale, puisque les échanges
ne portent que sur le tournage, le montage étant laissé à la liberté de
l’acquéreur. Voilà, dès lors, une originalité à prendre en compte de
façon critique : comparer deux JT de chaînes différentes, identifier les
supports vidéo communs et apprécier les traitements spécifiques
réalisés à partir des rushes utilisés. En effet, c’est dans ce
traitement de la source que réside alors la quintessence du travail de
journaliste : un professionnaliste qui se livre ainsi à une lecture
critique méthodique. Or, force sera de constater que, par manque de
possibilité de recoupement des infos reçues par cette voie d’échange,
les rédactions se contentent souvent d’une mise en ligne factuelle… un
peu comme la chaîne « No comment » le fait. En effet, si le journaliste
n’est pas en mesure de compléter l’info vidéo reçue, il y a de forte
chance qu’il se contentera de paraphraser de façon redondante les
images. En éducation aux médias, il est alors intéressant d’identifier
cette redondance, quand on y a succombé, et de s’exercer aussi à faire
parler autrement les images dans un re-montage de séquence,
Décor et habillage
Certes, si le JT est une grande messe quotidienne de l’info, le cadre
dans lequel on le célèbre n’est pas sans importance. Toutes les chaînes
du monde ont opté pour une mise en scène relativement semblable. Même
si l’on repère des dimensions de studio qui vont du mouchoir de poche à
la grande scène, l’habillage satisfait généralement aux mêmes symboles.
Le lieu est technologique : la plupart du temps, des écrans allumés en
sont la préfiguration. Toujours, il s’agit de faire comprendre que le
studio du JT ouvre des fenêtres sur le monde. Le cadre est fonctionnel,
car il faut à la fois stabiliser le présentateur au cœur du dispositif
et permettre la scènographie qui sert les interviews de visiteurs
occasionnels tout autant qu’exceptionnels. Le mobilier est donc
fonctionnel mais aura plutôt tendance à épouser des lignes futuristes.
Aseptisé, pour renforcer cette image de neutralité et d’objectivité dont
nous parlions déjà en évoquant les teintes généralement bleutées de
l’habillage, le studio est aussi paré des couleurs ou des insignes de la
chaîne. Il ne faudrait en effet pas qu’un zapping malencontreux vous
amène à la concurrence sans que vous n’en soyez immédiatement informés
par l’absence des codes habituels de VOTRE JT préféré. De manière
permanente, la chaîne téle recourt à une infographie type. Celle-ci
s’inscrit de façon transversale dans la plupart des programmes produits
par la maison et encore, quand c’est possible, dans l’habillage des
sous-titres des produits achetés et diffusés. A tout instant, il faut
que le spectateur se sente chez lui… c’est-à-dire sur la bonne chaîne et
que les codes le confortent dans cette impression de confort. Ne soyons
pas dupe : au delà du confort du spectateur, c’est surtout une visée
marketing d’identification de marque et de fidélisation à celle-ci qui
est recherchée.
Régie
Pour accompagner le jeu d’acteurs sur scène, il y a communément à
tous spectacles, un gros travail qui se déroule en coulisse. C’est dans
la régie que le réalisateur et ses accessoiristes se tiennent. Face à de
multiples écrans diffusant les images prises non seulement par toutes
les caméras du studio, mais aussi celles prêtes à l’envoi, en provenance
des magnétoscopes chargés, leur console de jeu constitue un vaste
pupitre au multiples télécommandes. La liaison vocale relie le
réalisateur à chaque cameraman. Il peut ainsi indiquer les mouvements et
déplacements qu’il souhaite, dire quand telle caméra passe à l’antenne
ou quand telle image n’est pas satisfaisante, de sorte que le
technicien change son angle de prise de vue ou son cadrage. Il est
toujours amusant, mais aussi éducatif de s’exercer à identifier combien
de caméras sont mobilisées pour un tournage. Avec l’aide de la script,
et selon la conduite prévue pour le bon déroulement des séquences, on
envoie à l’antenne les sujets magnétoscopés et les sous-titres devant
permettre l’identification des intervenants. C’est aussi la régie qui
s’exprime dans l’oreillette du présentateur. Qu’une séquence ne démarre
pas, qu’un sujet ne soit pas prêt, qu’une modification soit à apporter
au déroulement des séquences… c’est par « l’oreille discrète » que le
présentateur en est averti. Il a beau être au centre du dispositif, il
n’est donc pas tout à fait le chef d’orchestre de la pièce qui se joue.
D’autant qu’un élément a toujours le dernier mot : la technique. C’est
d’elle que tout dépend. C’est par elle que, parfois aussi, tout chavire.
Appel à l’équipe
Pour toute une série de sujets, on dépêche sur le terrain des envoyés
spéciaux ou des reporters. La mobilisation paraît alors plus grande,
puisque vous avez la preuve en direct que les infos traitées le sont par
des journalistes qui "ont vécu l’événement en proximité ». Et autre
critère validant : le direct de la transmission. Non seulement, le
journaliste est sur place, mais en plus, il s’adresse à vous en temps
réel ! Le summum de la mobilisation journalistique est alors atteint :
la prouesse technique est au rendez-vous, indépendamment de la distance
et des fuseau horaire : tout cela pour vous. Mais quand le couac
technique prend le dessus, une chose est sûr, le commentateur n’a plus
qu’à passer au sujet suivant.
Loi de proximité
Sans entrer dans l’analyse détaillée des séquences d’un JT, on pourra
néanmoins remarquer que les sujets répondent à une exigence : la loi de
proximité. Quel que soit le pays de la chaîne qui émet, il y aura une
juste répartition entre des sujets à portée internationale et des sujets
locaux, qu’ils soient nationaux ou régionaux. C’est qu’un mort à
quelques kilomètres de chez soi mobilise plus l’intérêt que 10 morts à
plusieurs kilomètres de chez soi. Le JT traitera donc toujours de sujets
proches, de sorte à rejoindre l’intérêt du spectateur local. Chaîne
privée ou de service public, aucune n’échappe à cette logique d’audimat.
Le JT est un des programmes les plus suivis, et entretenir cette
fidélité du public à ce moment de la soirée est cruciale, quand on
connaît la hauteur des rentrées publicitaires que permettent les espaces
entourant la diffusion du JT. Ce n’est pas pour rien qu’on les a
d’ailleurs multipliés en émettant, dans un premier temps, « les
titres », puis la météo, puis seulement le JT. Et si en plus, durant
l’été, on peut ajouter la météo des plages… c’est tout bénéfice. Et
cela, ça marche dans tous les pays, sur toutes les chaînes !
Car, pour conclure, les recettes sont identiques d’une télé à
l’autre. La loi de la concurrence a forcé chacune d’entre elles à
observer la tactique de l’autre. On en est réduit aujourd’hui à un
universel simplifié, qui fonctionne, que chacun est en mesure de
comprendre et de consommer sans devoir se poser trop de questions. Sauf à
vouloir entrer dans une démarche d’éducation aux médias, laquelle
justement prend plaisir à déconstruire les choses pour en mieux
comprendre la stratégie de communication.
Michel BERHIN
Décembre 2010.
(Cet article sera également publié dans le "Dossier de l’Éducation aux Médias" N°6 - à paraître début 2011 - " Médias sans Frontières : Productions et consommations médiatiques dans une société multiculturelle ")
[1] Toujours relative aux nombreux critères qui délimitent la ligne éditoriale.
[2]
« Must carry » désigne les chaînes qui doivent être distribuées en
service de base, du fait de la représentativité que constitue leur
public cible, ou pour garantir qu’un monopole de la distribution n’obère
le droit à une certaine diversité des programmes.
[3] Liste des télédistributeurs à Bruxelles et en Région wallonne.