Oeuvre de la
réalisatrice Tatia Pilieva, le film « First kiss »
met en scène vingt inconnus qui, sans se connaître, se donnent un baiser pour
la première fois, sous l’œil voyeur de la caméra. Car sans autre forme
d’explication, le spectateur est invité dans l’intimité d’un couple dont la
composition fortuite et toute provisoire perturbe un des tabous les plus
communs de la vie affective : on n’embrasse pas qui on veut à pleine
bouche ! Partant de là, le concept provocateur façon « cap ou pas
cap ? » est aujourd’hui décliné dans des registres on-ne-peut plus
variés, posant à tout le moins une question : quels repères donne-t-on à
nos jeunes qui se cherchent dans la construction d’une identité sociale,
affective et sexuelle ?
Au festival de Cannes, le jury a
hésité à décerner le grand prix dans la catégorie « cyber » à ce
court métrage qui, 24h et 45 millions de vues plus tard, s’avère être un joli
coup de pub pour une marque de vêtements féminin. Mais rassurez-vous, il n’est
pas resté sans distinction : il a reçu, à Cannes toujours, le Lion d’or
dans la catégorie « film » du festival international de la publicité.
Comptabilisant rapidement plus de
85 millions de vues sur Youtube… le concept original a donc fait le buzz. Un
vrai « bus-iness shot » aussi !
Si vous ne l’avez pas encore compris, nous sommes dans le domaine de la pub
virale. Le consommateur devient lui-même vecteur de promotion. Ici, comme toujours
en pub, c’est la créativité qui l’emporte. Mais ce qui est déroutant, c’est la
manière dont la propagation se développe sur les réseaux sociaux. Dans un
premier temps, on parodie. Comme pour certains jeux vidéos,
certains estiment que le concept aurait pu être décliné avec des variantes
intéressantes. Ainsi, « First kiss in color».
Ou aussi : « First sniff »,
la version canine ! Puis, dans un second temps, l’appropriation fait son
chemin. En effet, le concept initial s’avérait être une production
cinématographique classique : une commande scénarisée, interprétée par des
professionnels plus ou moins dirigés dans leur jeu d’acteurs, avec une
intention marketing quelque peu déguisée (une marque de vêtements féminins).
L’appropriation, c’est donc de mettre devant la caméra, des amateurs et de les
laisser improviser, juste pour le fun.
Tant que l’on ne sait pas ce que
l’on regarde (mise en scène de fiction, pub, détournement, parodie, … ) on est
installé dans la posture du voyeur, avec tout ce que ce terme a de connoté. Et
l’on est en droit de se demander : Jusqu’où y a-t-il jeu ?
Consentement ? Soumission plus ou moins obligée, voire dérapage de mauvais
goût, quand ce n’est pas amoralité manifeste. Si le spectateur ressent un
malaise, pas question pour lui d’intervenir pour demander des comptes. Seule
attitude possible, s’il s’interroge ou s’il désapprouve : quitter le site.
D’autres ont choisi plutôt de
travailler le concept pour le mettre en action : que vivrions-nous si
l’aventure nous était proposée en plein centre commercial ?
La mise en scène est encore théâtralisée : nécessité de se rendre sur le
lieu de tournage tout proche (ce qui laisse encore le temps de se désister),
abandon des effets personnels et petit coup de peigne peut-être avant de passer
sous les feux de la rampe. Il y a encore mise à distance possible. Mais tant
qu’à faire, s’il s’agit de plonger sur les lèvres du premier venu, pourquoi ne
pas le faire à même le trottoir. Ce serait céder à la licence que d’oser le
faire, direz-vous peut-être ? Mais quand y a-t-il licence ? Quand
justement on identifie bien qu’il s’agit d’un tabou ! Comment interpréter
alors le comportement de ces jeunes qui ont fait de ce concept une activité
estivale de drague sur la plage en déclinant le bien connu jeu du
« papier/pierre/ciseaux » en « Hug, slap, or kiss »,
qui s’amusent en faisant « Raspberry »
ou « Motorboad »
… Mais encore qui, en rue, font accuser les passants innocents d’une fessée
qu’ils n’ont pas donnée à une fille complice de la (mauvaise) blague.
Faut-il croire que le visionnement de ces séquences en ligne de type
« First kiss » atténue le sens social et les limites de la
décence ? On peut en effet se le demander.
Car en effet, elles ne manquent
pas les déclinaisons du concept où, dans la rue cette fois, les garçons mais
aussi les filles s’essayent à la drague la plus inconvenante : des vidéos
aux titres on-ne-peut plus évocateurs : « Technique pour embrasser
une fille en 1 minute »,
« Il touche 1000 paires de seins »,
« Tu m’embrasses si je porte un tee shirt rose ? »
et même « Comment embrasser un inconnu en 10 secondes ? ».
On s’en rend de suite compte, la
démarche apparaît vraiment déplacée tant les réactions des personnes
importunées manifestent clairement leur désapprobation. Si pourtant le concept
est abondamment décliné sur le net, c’est qu’il a été fictionnalisé. A côté de
vidéos de potaches qui se prennent un râteau dans leurs tentatives grotesques,
il y a surtout des vidéos montages réalisées avec le concours de copains. Juste
pour le fun ? Des vidéos qui mériteraient de figurer sans plus dans la
célèbre émission de télé « Vidéo gag» ? Si la chose s’arrêtait là, on
pourrait peut-être s’en satisfaire.
Mais après la campagne « On
s’embrasse sans se connaître, mais c’est pour le fun », il y a eu, plus
déjanté : « Je t’embrasse pour la première fois, déculotté sur le pot »
(une pub pour une marque de toilettes). Puis on a eu droit à « On se fout
une claque sans se connaître, mais c’est pour le fun »…
la déclinaison signée Max Landis (réalisateur américain de renom) qui n’est pas
sans rappeler le « Happy slapping » que les ados ont popularisé sans
trop se rendre compte de ce qu’ils faisaient, mais dont les victimes ont eu
toute raison de porter plainte pour agression physique. Et la
« déconnade » ne s’est pas arrêtée là. Il y a aussi eu « On se
tripote sans se connaître, mais c’est toujours pour le fun !
et »
Sans être pudibond, ne doit-on
malgré tout s’inquiéter de la tournure des événements et dénoncer une
banalisation des concepts invitant à la reproduction servile ? Tout ceci
n’est pas sans rappeler les défis lancés
de la Neknomination : « Boire à tort et à travers », « se
mettre en situation de danger », etc. Osons le dire, certains
comportements adultes sont clairement licencieux. Dès lors, les populariser sur
des sites Internet dont l’accès est « enfants admis » crée une
situation nouvelle de confrontation qui, à notre sens, n’est pas souhaitable.
Banaliser certains gestes, notamment ceux qui traduisent la violence
interpersonnelle ou qui, a contrario, sont sensés exprimer une intimité
relationnelle qui ne s’accommode pas de spectateur tiers, c’est envoyer un
mauvais signal à la jeune génération.
De toute évidence, les réseaux
sociaux
sont le lieu privilégié de la création de l’identité sociale des jeunes, mais
aussi une vitrine bien achalandée pour y parsemer, hélas, de la provocation
imbécile du style : « Cap ou pas cap ? ». Si des adultes
s’exposent dans des comportements que l’on peut juger limites et qu’ils offrent
le spectacle de leur licence comme modèle d’originalité, pire comme expression
artistique d’un genre nouveau (rappellons que Tatia Pilieva et Max Landis sont
des réalisateurs ayant pignon sur rue), si l’on promeut la diffusion de ce
genre de production en leur distribuant des prix en Festival et en créant le
buzz autour de leur originalité… où s’arrêtera-t-on ?
Le problème, c’est bien l’appel
d’air que la diffusion massive de ces productions génère. Exemple : on
sait tout le tort que peuvent faire chez les ados des sites qui promeuvent les
canons de l’anorexie. Dernièrement, on a pu le constater, le sujet est pourtant
revenu jusque dans les massmédias européens quand, autour de quelques anecdotes
essentiellement vécues aux Etats Unis, des quotidiens ont traité d’un phénomène
encore inconnu chez nous : le « thight gap ». Est-ce faire de
l’information ou plutôt créer l’événement avec le risque que, finalement, cette
info très tendancieuse inonde les blogs des adolescentes en mal de reconnaissance
sociale. Pire, induise de nouveaux patrons de comportements.
Comme pour la neknomination, le
concept « First… » a tout pour provoquer… Il fait appel à
l’originalité. (Que pourrait-on bien inventer comme nouveau défi ?) Il
joue avec l’interdit. Il sous-entend que si on prend un risque, ce ne sera
peut-être que « pour une fois » et que ce n’est donc pas si grave. Le
projet passe par la réalisation collective du « débordement » (que ne
ferait-on pas sous la pression du groupe ?), dans la foulée d’adultes
célèbres dont la notoriété semble cautionner les comportements… Alors… premier
baiser, première claque, première fessée, première fellation, premier touché
colo-rectal… y aura-t-il une limite à ce qui ne serait que de la
pantalonnade ? Tatia Pilieva, elle, continue sur sa lancée, puisque ça
rapporte… Se jouant de la pudeur bien légitime entre des gens qui ne se
connaissent pas, elle vient de réaliser « Undress me ».
Esthétiquement irréprochable, certes… mais enfin !
Tout peut faire le buzz. Il
suffit qu’un massmédia décide d’en parler plus que de raison… et l’effet est
garanti. Ainsi Sudpresse qui se complait une nouvelle fois dans l’insolite
marginal en publiant ce qu’il annonce comme étant « une nouvelle tendance
chez les jeunes : le bubbling »…
cherchant sans doute plus à créer l’événement plus qu’à le décrire.
Où s’arrêtera-t-on ? Le
principe est tellement simple à mettre en œuvre qu’on ne voit pas pourquoi il
s’arrêterait en si « bon » chemin : choisir un tabou,
transgresser les interdits, entre personnes consentantes ou mieux en agressant
dans leur intimité des partenaires choisis au hasard dans la rue…, provoquer
par l’ostentation sur le net, banaliser en esthétisant l’expression médiatique…
Tout ceci n’est pas sans rappeler
les expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité –ici bien
sûr, ce sera l’autorité du web adulte-. Ca commence tout gentillement, puis ça
dérape… « à mort ».
La leçon qu’il y avait à tirer de ces mises en scène expérimentales, au
scénario progressivement de plus en plus douteux donc, était qu’il n’était tout
simplement pas moral de s’y soumettre… dès les premiers instants.
Fallait-il que 20 inconnus
s’embrassent à pleine bouche devant la caméra ? Les comédiens le font bien
dans les films, dira-t-on ! Sauf qu’ici, c’est le sens même du baiser que
l’on travestit, dans une mise en scène à répétition qui fait tout pour nourrir
la confusion. Et que l’on ouvre la porte à des déclinaisons de très mauvais
goût.
Alors… Je t’aime. Moi non plus…
Juste for fun… à 10, à 20, à 30,
sous l’œil de la caméra ? Rideau, svp !