Elles sont nombreuses
les enquêtes menées auprès des jeunes internautes, pour identifier les risques
qu’ils encourent en naviguant sur la toile. Que ces documents proviennent
d’associations représentatives de parents ou d’organismes de défenses des
droits des consommateurs, on peut surtout y lire d’abord la crainte des adultes
de ne pas remplir correctement leur devoir de parents. Encore faut-il savoir de
quoi on parle quand il s’agit des médias d’aujourd’hui, et surtout choisir les
valeurs à promouvoir, une tâche antérieure aux activités d’EAM à proprement
parler.
Le
rôle d’éducateur et de parents ne s’apprend pas à l’école. Dommage diront
certains ! Chacun part donc des situations de terrain… se rappelle sa
propre jeunesse et se réfère aussi au témoignage des pairs devenus parents à
leur tour. En l’absence de référents labellisés (mais faut-il vraiment réclamer
leur généralisation ?), la peur de mal faire paralyse ou, au contraire,
pousse au train. De plus, le peu de temps disponible que laisse la vie
professionnelle confine souvent cette prise en charge éducative, l’EAM, aux
situations limites qui révèlent l’urgence d’intervenir. Mais le manque de recul
est alors un risque évident… on s’abandonne à la lecture stéréotypée que
fournissent ces situations de crise et l’on est friand d’avis tranchés et de
recettes toute faites pour se sortir d’embarras.
Dans
ce contexte, la pédagogie par la peur (Où est Arthur ?)
ou celles qui procèdent par l’évitement (filtrage, hotline…) sont des
stratégies faciles. À l’examen toutefois, celles-ci se révèlent trop
superficielles pour atteindre un résultat positif sur le long terme. Seule l’Education
aux Médias se donne pour mission de travailler le terrain bien avant que ne se
présentent les situations de crise, et autant de fois qu’il est possible… en
dehors de celles-ci.
Certes,
avec le développement incessant des technologies, cette démarche éducative
réclame de plus en plus une bonne connaissance des procédés techniques mis en
œuvre. La question du « Comment ça marche ? » comme le titre un
site internet bien connu qui fait de la vulgarisation technique en ligne.
Comprendre le BackOffice, les coulisses techniques de ces usages est une
composante inévitable de l’Education aux Médias. Mais au delà des aspects
techniques, il y a aussi les usages et leur impact sur les personnes.
L’Education aux Médias se tracasse aussi de mesurer en quoi les aspects
techniques et technologiques interfèrent dans la relation interpersonnelle et
notamment dans la communication. Elle répond alors à une autre question :
« Qu’est-ce qui se passe quand ça se passe ? ».
Or,
quand on analyse un peu ce qui mobilise certaines campagnes tournant autour de
la vigilance à propos des pratiques Internet, on peut voir qu’elles se basent
sur la conviction que les dérapages de la communication par les technologies
trouveront leur remède dans une meilleure connaissance du volet technologique
de nos pratiques et donc par une meilleure appropriation des outils. Sans doute
faut-il s’y appliquer. Mais une réalité est sans doute absente de cette manière
d’envisager l’alphabétisation numérique : le fait que celle-ci s’ancre dans une
éducation globale préalable.
En
effet, pour chaque travers dans les usages et dans l’impact des technologies de
communication sur les individus, on peut déceler des attitudes profondes, des
manières de se comporter qui sont à la base de la dérive, voire de l’accident.
Souvent, dans ces cas, le formateur en Education aux Médias doit-il alors
rappeler que certains principes éducatifs sont préalables à l’appropriation des
usages performants des technologies, et que leur absence, hélas, peut ouvrir la
porte à ces risques que tous déplorent. Prenons quelques exemples pour
illustrer le propos.
Pour
vivre heureux
Une
première situation illustrera ce propos : l’affichage des photos personnelles
sur son profil Facebook. C’est devenu un grand classique de la mise en garde
telle que les médias la proposent : « Faites attention à
l’exposition des souvenirs de vos soirées trop arrosées sur votre profil
Facebook. Votre réputation numérique vous poursuivra tout au long de votre vie.
Ne vous étonnez pas que, lors d’un entretien d’embauche, un futur employeur
vous interroge sur telle ou telle photo ou propos publié et où vous n’êtes pas
à votre avantage ». Est-ce là de
l’Education aux Médias ? C’est certes une mise en garde qui joue sur la
corde sensible de la peur que tout un chacun peut avoir que son passé
d’adolescent exubérant resurgisse à un moment inapproprié. Peut-être certains y
seront-ils sensibles de façon primaire. Mais encore faut-il s’entendre sur ce
qu’il est inopportun de publier. Parlant des photos, on peut conclure que les
clichés salaces sont évidemment à proscrire. Mais bâtir sa pédagogie sur des
cas limites n’attire pas l’attention sur le fait que tout cliché dit quelque chose de ma personne et que toute représentation doit donc être appréciée à sa juste valeur
avant publication. De plus, insister sur le caractère privé ou public (via le
bon réglage des paramètres de confidentialité) de la publication de photos ne
met pas en avant le fait que tout cliché publié numériquement, même à des
intimes, peut très facilement être dupliqué et re-posté en libre accès à tout
moment par un indélicat parmi ses proches. La vraie réflexion éducative n’est
donc pas dans les réglages de l’interface Facebook qu’il est pourtant bien
utile aussi d’enseigner. Ni non plus seulement dans l’éveil critique d’un
internaute encore naïf quand il croit que publication privée restera privée. La
véritable consigne éducative à distiller depuis le plus jeune âge, c’est qu’il
vaut mieux éviter d’être jamais surpris en situation préjudiciable, car
l’évocation de celle-ci pourra toujours être rapportée par quelqu’un qui ne
vous veut pas nécessairement du bien. Sur Internet certes, mais aussi
verbalement, au détour d’une simple conversation.
Vivons
modérés
Educativement,
ce n’est donc pas d’abord un problème de photos scabreuses, mais bien plutôt de
mode de vie. Faire preuve de modération, de respect du sens commun, de
sobriété, de discrétion, d’excellence… cela s’apprend d’abord au jour le jour
dans la vie réelle et cela se décline aussi, plus tard, dans les pratiques en
ligne. Mais avant tout parce qu’on en a fait un habitus et non parce qu’une
séquence pédagogique dramatisante aura fait peur en agitant des menaces
douteuses.
Car
en fait, on est sur Internet comme on a appris à être dans la vie de tous les
jours : prudent ou impulsif, réfléchi ou casse-cou, courtois ou
« rentre-dedans ». On le constate tous les jours, non seulement chez
les jeunes, mais aussi chez les aînés. A la différence près que les
technologies démultiplient souvent l’ampleur des effets.
Pièces
jointes en disent long sur qui vous êtes
Autre
exemple : les pièces jointes. C’est devenu une vraie plaie du courrier
électronique ! Si le mail est la transposition numérique de l’envoi
postal, la pièce qui lui est
jointe, elle, prend de plus en plus des allures de cadeaux Bonux… pas demandé
et souvent sans grande valeur ajoutée… Encore que, justement, cela dépende de
celui qui vous l’envoie. Car certains diaporamas qui font aujourd’hui le tour
de la planète sont particulièrement révélateurs de qui vous êtes. Avant de
faire suivre : ré-flé-chis-sons donc !
Dernier
exemple en date : l’histoire du Bol de bois (un récit philosophique
suranné vous invitant à ne pas choisir d’éteindre la bougie allumée en 197… en
interrompant la chaîne des envois successifs vers d’autres destinataires).
Selon moi, du vrai mauvais goût. Je l’avoue tout net, j’ai soufflé la
bougie ! Mais ma collection se complète d’exemplaires très différents les
uns des autres : je vous propose en magasin les fresques des rues de
Bruxelles jalonnant le parcours « Découverte BD au cœur de la
capitale », un diaporama baroque sur le Dôme de Milan avec fond musical
vivaldien, un conte de Noël aux accents de flûte de pan me rappelant que
« Les parents et les amis(e)s sont comme des anges qui nous soutiennent
lorsque nos ailes ont de la difficulté à se rappeler comment voler... », 29 phrases attribuées à Dieu,
incrustées sur de superbes paysages, et conçues à l’origine dans le cadre d’une
campagne de presse d’une Eglise de Singapour. Les interpellations vont du déjà
très moralisateur « S’il-te-plaît! Ne bois pas d’alcool quand tu
conduis.Tu n’es pas encore prêt à venir me voir. » au plus ironique
: « Qu’est-ce que je dois faire pour retenir ton attention ? Placer une
annonce dans le journal ? signé Dieu ». J’ai aussi une superbe
collection de clichés lunaires habillés d’une sonate au clair de… Beethoven, la
Toccata et fugue de Bach pour accompagner 40 des plus belles orgues d’Europe,
mais aussi des réalisations architecturales insolites aux quatre coins de la
planète, des interpellations écologistes sur fond de marées noires et de
décharges publiques, sans oublier a contrario les paysages remarquables (le
Grand canyon de la butte du Coyote en Arizona, mais aussi la grotte de Lascaux),
les plus beaux exemplaires de « Street Art » (dessins à la craie au
raz des pavés), les clichés animaliers les plus insolites… et même un quizz sur
l’histoire de France, façon « Marignan : 1515 ! Applaudissements !
Christophe Colomb découvre l’Amérique en… ? Savez pas : retournez à
l’école, sur fond sonore d’explosion ! Etc. Tout ceci n’est cité qu’à titre
exemplatif, car il y a de fortes chances que vous ayez été arrosés, vous aussi,
de ce genre de publications… très narcissiques. Car pour certains de ces
diaporamas, que d’heures de travail passées au clavier. En soi, pas de grand
danger Internet à dénoncer. Encore que l’on doive rappeler que beaucoup de
chevaux de troies (virus informatiques) soient envoyés prioritairement pas
pièces jointes… Pas de risque
majeur non plus pour la santé mentale du jeune internaute. Alors, en faire un
objet d’Education aux Médias ? Certes, d’abord pour attirer l’attention sur le
fait que ces envois massifs (à tout votre carnet d’adresses, vous dit-on) crée
du trafic bien inutile sur la toile. Les embouteillages sur les autoroutes de
la communication, ce n’est pas du vent ! Mazi il faut surtout pointer le manque
de respect d’autrui à qui l’on communique intempestivement du contenu pas
toujours labellisé en le laissant
soi-disant libre de faire le tri qui lui convient. Loin d’adresser de façon
spécifique un message précis à quelqu’un qui serait à coup sûr intéressé, on
déverse massivement. Or on le sait, trop d’infos tue l’info. De plus, la nature
des messages envoyés dans ce genre de circonstances en dit long de la
personnalité des émetteurs. Allez-vous cautionner ces discours en les faisant
suivre ? Facile certes –juste un clic-, mais pas très sensé si votre
justification se limite à « Oh, mais cela ne coûte rien… Et puis, on n’est pas obligé de lire
! » Du bruit ! Voilà ce qui en résulte. Et donc, on le voit bien, les
vraies interrogations dans ce cas de figure, ne sont pas technologiques mais de
respect d’autrui et de vie en société. Des questions d’éducation globale préalable
à l’usage des technologies.
Elle court, elle court
Mais dans les pièces jointes
qui circulent, il en est aussi d’autres qu’il faut déplorer avec encore plus de
véhémence. En effet, parmi les dérapages
sur les routes de l’information, il est un grand classique : la rumeur et les arnaques
qui circulent dans les boîtes mail. Certes, une approche critique de ces
situations doit-elle évoquer l’existence de sites qui se sont donné comme
mission de répertorier ces troublions et d’éveiller la vigilance des
internautes quelque peu naïfs… Mais justement, … Est-ce d’abord une question
d’habileté technique que de déceler ce genre de supercherie ? Rien ne
ressemble plus à un mail qu’un autre mail. Mais une fois qu’il a été adressé à
des dizaines et des dizaines de destinataires en listes visibles dans l’en-tête
du message… et que l’on vous invite à faire de même, cela devrait déjà titiller
votre sens critique. Et puis penchez-vous sur le contenu !
Au
marché des arnaques en ligne, il y a ces messages qui vous promettent des gains
énormes et faciles… (par tirage au sort –oui, justement vous-, la participation
à jeux de hasard mais aussi par complicité de fraude – les lettres nigérianes-).
Il y a ces rumeurs qui concernent des cas de disparition (avérées ou non, on peut
déjà se poser la question) mais pour lesquelles surtout, on vous invite à agir
d’une façon naïve mais totalement inefficace (vérifier l’info auprès d’un
organisme… dont le central téléphonique se trouve tout d’un coup importuné sans
arrêt), ou encore ces peurs que l’on répand à propos de situations dont vous
pourriez être la victime (virus informatiques, transmission de maladies…) et
qui instrumentent une vraie prise de risque celle-là… du fait de votre naïveté
à suivre les consignes proposées (supprimer un fichier informatique pourtant
bien nécessaire à votre ordi, par exemple). Il y a les solutions miracles
(connaissez-vous l’omelette anti-brûlures ?) et les désinformations pseudo
médicales (le citron guérisseur de cancer) ou franco racistes (Un Français sur
quatre serait musulman)… Au delà des aspects techniques (bloquer une adresse
importune, filtrer vos messages, dénoncer le spam…), ou de la déontologie de
bon aloi (on ne destine pas un message à tout son carnet d’adresse si ce n’est
en mode non visible – en utilisant le champ cci : copie conforme
incognito), l’Education aux Médias
mail renvoie inévitablement vers l’éducation globale préalable, non seulement
pour rendre sa place au bon sens, mais pour en appeler à des valeurs
éprouvées : sens de l’effort, rejet de toute explication simpliste qui
dispense de prendre ses responsabilités, de tout sectarisme et de tout racisme,
réalisme de bon aloi, sens critique face à tout approche jouant sur la pitié,
l’ignorance, les peurs ou misant au contraire sur le bon droit d’une élite (de
préférence celle dont vous pourriez vous revendiquer), la chance, etc.
Les
« il n’y a qu’à » simplistes que l’on entend souvent énoncer dans la
vie de tous les jours ont leur pendant dans l’approche technologique. Ce sont
les solutions à l’emporte-pièce qui consistent à installer des logiciels,
cliquer sur des boutons, régler des paramètres… L’efficacité sur le long terme
est souvent bien au delà des trucs et ficelles, dans une véritable
compréhension des réalités en jeu, dans la perception de leurs conséquences sur
les acteurs, mais aussi dans l’adhésion ferme et indéfectible à certaines
valeurs desquelles rien, pas même l’évolution des technologies et leurs
boutons-miracles ne doivent nous détourner. Toute explication qui, nous
proposant des solutions simplistes fussent-elles technologiques, dispenseraient de réfléchir, devrait éveiller doublement notre
vigilance.